
Jadis blanchâtre, la voûte massive du barrage de Yaté s’est teintée de gris avec le temps. De quoi se fondre un peu plus dans la savane environnante de la plaine des Lacs. Sa centrale électrique n’a pas pour autant pris une ride et continue de produire fidèlement 307 millions de kilowattheures par an. Si l’installation souffle ses 60 bougies ce week-end autour d’un « village festif » (lire par ailleurs), couronné dimanche par la très populaire Gigawatt, il faut remonter à 1906 pour comprendre la genèse du chantier. Car il a fallu un peu plus d’un demi-siècle pour construire ce qui allait mettre le pays sur la voie de l’autonomie énergétique et permettre, notamment au nickel calédonien, d’entrer dans la cour des grands.
Alors que la fin du XIX siècle met en évidence l’intérêt de produire de l’énergie « propre », l’hydroélectricité – joliment surnommée « houille blanche » – va d’abord séduire la Société générale d’exploitation coloniale, la SLN (Société le nickel), puis la Société Le Chrome. En 1906, une « demande de captage des eaux de la rivière de Yaté pour la production d’énergie électrique nécessaire au fonctionnement d’une usine électrométallurgique de traitement de nickel » est accordée à la SLN. « Devenue extrêmement prudente dans le domaine des investissements, celle-ci se dessaisit du projet au profit de la société Le Chrome » note le Mémorial calédonien. Restée seule concessionnaire du droit de captage de la Yaté, la société créée par Lucien Bernheim, engage les travaux du « grand barrage » en 1910. Mais très vite des imprévus perturbent le chantier finalement interrompu par la guerre de 1914-1918.
Les travaux ne reprendront qu’en 1920 sous l’égide de la SLN, qui vient de racheter la Société Le Chrome. Celle-ci revoit ses ambitions à la baisse et se contente de construire un « petit barrage », une centrale électrique et une usine de fusion. Le 15 mars 1927, l’aménagement abouti s’étend alors sur 80 mètres de long et sur 12 mètres de large. Dès le début des années 1930, l’euphorie de la « houille blanche » retombe face à l’irrégularité du débit. La SLN se désintéresse du barrage… Jusqu’à l’arrivée de la Seconde Guerre mondiale. La société perd alors deux unités de sa flotte et rencontre des difficultés d’approvisionnement en charbon pour l’usine de Doniambo. « L’asphyxie montre vite le danger d’une dépendance énergétique totale » peut-on lire dans le Mémorial calédonien.
Il faut attendre le début des années 1950 pour que la nécessité de réaliser un « grand barrage » s’impose. Le 27 août 1955, Enercal est créée sur arrêté du ministre de l’Outremer. Sa mission : « Mener ce projet à terme afin d’aider l’industrie française du nickel à renforcer sa compétitivité sur le marché mondial. » « Le chantier du siècle » peut démarrer. La première benne de béton est coulée le 14 août 1956 sous la direction de la Société générale d’entreprises (SGE). « Une goutte d’eau dans l’océan des 150 000 mètres cubes qu’il reste à mettre en oeuvre pour que le vieux rêve de Lucien Bernheim devienne réalité » commente le Mémorial calédonien. École, cantine, infirmerie, crèche, magasins, bureaux et salles de réunion : une cité ouvrière est construite pour accueillir 750 âmes, parfois avec leurs familles. Des ouvriers, pour la plupart, venus de loin pour remédier à l’insuffisance de la main-d’oeuvre locale. Italiens, Espagnols, Tahitiens, Wallisiens, Chinois, Tonkinois ou Métropolitains. Dans cette ville de Babel débordante d’activité, on parle toutes les langues. « J’ai appris le wallisien à force de travailler avec des Wallisiens » raconte Jules Tamarii, 85 ans. Arrivé en 1956 sur le Caillou, il est chargé de dynamiter la roche. « Mais on m’a d’abord affecté au tunnel avant de m’envoyer sur la carrière pour creuser la montagne, c’était très, très dur » confie le vieil homme.
Trois ans plus tard, l’oeuvre monumentale s’étend sur 641 mètres de long et s’élève jusqu’à 60 mètres de haut. En aval du barrage, une centrale électrique d’une puissance de 68 MW produit le premier kilowattheure le 1er août 1958. Mais c’est l’inauguration, le lundi 21 septembre 1959, qui vient couronner le travail des ouvriers. Ce jour-là Jacques Soustelle, alors ministre de l’Outre-mer, coupe le ruban tricolore, marquant les débuts officiels du barrage dans la vie économique du pays.

Italiens, Espagnols, Tahitiens, Wallisiens, Chinois, Tonkinois, Mélanésiens ou Métropolitains : plusde 700 ouvriers, la plupart venus de loin, ont été recrutés et hébergés dans une cité ouvrière.Photo Enercal

Sur un plot du barrage en cours de bétonnage,quatre Tahitiens ouvrent le fond basculant d’unebenne qui contient un mètre cube de béton.Photo Enercal

Les deux vidanges de fin, vues d’amont. Les vannes nesont pas encore en place. Sous les pieds des ouvriers,les flots se précipitent dans les ouvertures étroites.Photo Le Mémorial calédonien

La centrale électrique est équipée de quatreturbines. De là part une ligne qui alimente l’usine deDoniambo et une partie de l’énergie de Nouméa.Photo archives LNC

Le « petit barrage » en maçonnerie ne faisait que 15 mètres dehaut, et 80 mètres de long. Photo Enercal
60 ans, ça se fête. Enercalorganise donc un week-endde festivité. Outre la Gigawattprévue le dimanche5 août, et dirigée par Challenge organisation, le distributeurd’électricité ouvretoute la journée de la veille un « village festif » sur lepoint de vue du barrage.Clou de la journée de demain,un spectacle son etlumière « féerique » sera projeté en très grand sur les 600 mètres carrés de la voûte du barrage, de 17 h 30à 20 heures.
Aujourd’hui, Enercal compte1 200 kilomètres de lignes électriques haute tension sur toute la Calédonie, et 4 000 kilomètres de lignes de distribution qui livrent l’électricité aux Calédoniens.
Depuis 2008, 54% du capital d’Enercal est détenu par le gouvernement de la Calédonie. 16% par Eramet,15% par EDF, 10% par Suez. Enfin, le reste est réparti entre les collectivités locales et les provinces.