Cernée par une forêt dense et luxuriante, dominée par de vertigineuses crêtes et d'abrupts pics où s'accrochent les nuages, protégée par un étrange banc de sable en son embouchure... La rivière de la Ouaïème offre un spectacle à nul autre pareil qui invite à la contemplation. Et nourrit bien des croyances. Si le dernier bac du Caillou fait encore et toujours de la résistance entre ces deux rives « mystiques », ce n'est pas un hasard.
« Des fois, je ressens des choses. Quand le temps change subitement, c'est bizarre. Il y a comme une présence. Même quand il n'y a pas de voitures, je ne suis jamais vraiment seul ici », confie, sourire en coin, Élie Ounine. Cet infatigable passeur, qui voit défiler les véhicules depuis vingt-quatre ans sur son embarcation, est serein : aucune infrastructure n'a pu entraver ce cours d'eau hautement symbolique dans la culture kanak.
« C'est un coin sacré que l'on respecte et qui est très cher à notre cœur. C'est l'endroit où nos vieux viennent mourir. Leur esprit plonge dans l'embouchure, raconte ce père de famille de 50 ans qui a toujours vécu au pied du mont Panié. Il y a eu des tentatives de travaux pour chercher où construire un pont par le passé, mais on n'a jamais réussi à trouver un endroit suffisamment dur où planter des pieux et lancer un tel chantier. Nos anciens se sont débrouillés pour qu'on ne touche pas à leur rivière. » De quoi raviver une légende populaire selon laquelle un monstre marin se tapirait dans les profondeurs de la rivière. L'édification d'un pont empêcherait alors sa libre circulation...
Autant d'histoires et de mythes que l'on peut allègrement partager le temps de cette traversée qui oblige les automobilistes, même les plus pressés, à lever le pied. « J'adore mon travail, notamment pour la relation que j'entretiens avec les gens. Je connais tout le monde ici, ça rigole et ça déconne fort, glisse entre deux éclats de rire cet habitant de la tribu de Ouaïème, qui ne rate pas une occasion de prendre des nouvelles des uns, de lancer une blague aux autres ou encore de s'improviser guide touristique. J'espère faire ce travail jusqu'à ma retraite. Je suis fier d'être passeur, de pouvoir discuter, de rencontrer tous les jours de nouvelles personnes. Les visiteurs adorent prendre le bac, comme la plupart des habitants du coin. »
Mais qu'on ne se fie pas à l'apparente insouciance et à la bonne humeur communicative d'Élie : à l'image de la Ouaïème, le métier de passeur n'est pas un long fleuve tranquille. Il implique d'être constamment à l'écoute des éléments : l'arrivée de nuages annonciateurs de pluies, le renforcement du vent, l'intensification des flots charriés par la rivière... C'est à lui seul de juger quand la traversée devient trop dangereuse et d'arrêter le bac.
Autant dire que ces interruptions sont fréquentes dans la zone la plus arrosée du Caillou (il tombe en moyenne 3 500 mm d'eau par an dans le massif du mont Panié). « Jamais content le temps ici ! L'après-midi, ça devient vite le bazar. À la moindre intempérie, l'accès est bloqué, concède Élie. C'est à nous d'analyser. Dès que le câble du bac commence à trembler fort, il faut être vigilant. Le courant peut très vite se renforcer ici et c'est ce qui est le plus dangereux. Des collègues ont déjà tenté de passer en force, le câble a lâché et le bac s'est échoué dans l'embouchure à deux reprises. Heureusement, il n'y avait pas de voitures à bord. »
Salariés, écoliers, secours, ambulances... Ces fermetures répétées, souvent inopinées, pénalisent bon nombre d'habitants de Hienghène et de Pouébo. Et suscitent l'incompréhension, si ce n'est la colère de certains. Mais face à la grogne des usagers, Élie ne plie pas et reste intransigeant sur la sécurité. « Parfois, on peut arrêter la traversée pendant trois heures. Les gens du coin peuvent être énervés et vouloir passer coûte que coûte, mais on ne prend aucun risque. Il en va de notre responsabilité en cas d'accident, martèle le passeur, qui juge bon de rappeler que le maintien du bac est une précieuse source de revenus pour les familles des huit salariés qui se relaient sept jours sur sept, 24 heures sur 24. Si, un jour, on construisait un pont, il n'y aurait plus de travail pour les tribus voisines. Ce serait foutu. C'est une activité économique non négligeable qui profite à de nombreux foyers. De toute façon, pour être en contact avec la population, je suis bien placé pour savoir que les gens qui veulent un pont à cet endroit sont minoritaires. »
Au fil des rencontres, les usagers ne tarissent pas d'éloges sur le charme de ce moyen de transport, témoin d'une époque révolue dans le reste du pays. « Cela a toujours été comme ça et on ne se lasse jamais de la traversée, c'est très agréable, glisse Caleb, 24 ans, de la tribu de Panié. Avant, il y avait plein de bacs dans le Nord, désormais c'est le seul qui fonctionne encore. Ce bac, on en est fiers, c'est notre identité. » Même son de cloche pour Boris, 25 ans, le « voisin » dont la maison se situe sur les rives de la Ouaïème.
« Les fermetures, on a l'habitude. On fait avec, c'est le climat d'ici. On est attachés à notre bac car ça nous rappelle le temps et le travail des anciens, estime le jeune homme. Il y a eu des évolutions avec l'arrivée des moteurs, etc. Mais le principal, c'est que cet endroit et cet environnement restent préservés. La vue est unique, je ne pense pas qu'on puisse trouver un endroit semblable ailleurs dans le monde. »
C'est pourquoi certains visiteurs viennent même jusqu'à Ouaïème uniquement pour faire la traversée aller-retour de la rivière. C'est le cas de la famille Dubois, de Boulouparis, en vacances sur la côte Est : « Nous voulions le faire découvrir à notre fils. Le bac, cela fait partie de notre culture. À l'époque où nous vivions à Ponérihouen, avant les Événements, il n'y avait pas encore de pont sur la Tchamba. Alors, quand nous montons sur ce bac, la traversée a un goût de nostalgie. »
En 2022, près de 24 000 traversées ont été enregistrées, soit une moyenne de 66 par jour. Au total, 89 000 personnes ont ainsi utilisé le bac (244 par jour), ce qui représente environ 37 000 véhicules, dont 2 900 poids lourds. À noter que les engins de plus de 25 tonnes sont interdits.
En service depuis 2010, le bateau à fond plat actuel est "fatigué" et nécessite d'importants travaux de rénovation. C'est pourquoi, lors des prochaines grandes vacances scolaires (2023-2024), il désertera pendant près de deux mois les rives de la Ouaïème et prendra le large. Direction Nouméa. "Il n'avait encore jamais eu de gros entretien et il y a urgence. Il en va de la sécurité des usagers. Le bac est bien rouillé, des pièces sont corrodées, etc.", explique Marc Reb, chargé d'opération à la Direction de l'aménagement et du foncier de la province Nord, qui juge bon de préciser qu'un tel chantier ne peut pas être réalisé sur place.
Un grand bouleversement et des galères en perspective pour les habitants de la région, qui ne pourront plus traverser la rivière à bord de leur véhicule. La province planche en revanche sur la mise en place de navettes pour transporter les personnes et sur la création de zones de parking, de part et d'autre de la Ouaïème. Un service de transport terrestre pourrait également voir le jour le temps de cet entretien inédit, dont le montant doit avoisiner les 80 millions de francs.
C'est un vieux serpent de mer. Un pont sera-t-il édifié, un jour, au-dessus de la Ouaïème ? Si, à ce jour, ce projet "n'est pas d'actualité", l'idée n'est pas définitivement enterrée. La Direction de l'aménagement et du foncier de la province Nord envisage d'ailleurs de relancer des études de faisabilité, mais sans pour autant avancer de calendrier. "Cela se fera tôt ou tard. Les premières études remontent aux années 1960, rappelle Marc Reb, conscient des contraintes que le bac impose à une partie de la population de cette région. Si un pont était érigé, cela ne pourrait pas être une construction classique. À l'image de la poule de Hienghène, il faudrait proposer quelque chose de symbolique comme une passerelle piétonne à côté pour compenser la perte de l'atout touristique que représente le bac. Un tel projet se chiffrerait en milliards de francs."
À titre de comparaison, le système actuel coûte 10 à 15 millions de francs par an (hors masse salariale). Au vu des finances des collectivités, la traversée par bateau semble donc avoir encore de beaux jours devant elle.