
" Le passé, c’était le passé. On ne posait pas de questions. Et les anciens ne parlaient jamais de ce genre de choses. C’était complètement tabou. Mon père ne m’a raconté de sa vie que des anecdotes, par-ci, par-là, notamment celle où il allait à l’école habillé des robes de ses sœurs car la famille avait très peu de moyens. Mais sur nos ancêtres, sur notre histoire, pas un mot. Peut-être ne savait-il pas, peut-être ne voulait-il pas en parler ? Et quand je me suis lancée dans les recherches, en 1998, il n’était déjà plus là pour m’aider. Je me suis plongée dans une quête absolument passionnante.

D’abord seule, puis avec l’aide précieuse de Jean-Bernard Fukui, le mari de ma cousine Marie-Claire Nous sommes partis à la découverte de la famille et de ses secrets. Le fruit de toutes ces années de travail, c’est l’arbre généalogique des Abdelkader en Calédonie, que nous enrichissons au fur et à mesure que nous découvrons de nouvelles branches de la famille.
" Malgré tous mes efforts, je n’ai pour l’instant pas réussi à mettre la main sur une photo de mon arrière-grand-père. C’est mon rêve. Je ne désespère pas de le trouver sur une photo collective de condamnés, ce serait déjà formidable. Pour l’heure, je ne peux qu’imaginer le portrait que dessinent les documents de l’administration, celui d’un homme de 1,71 m, les cheveux noirs, le front bombé, le teint cuivré, arborant deux tatouages. Son prénom manque à l’appel, lui aussi. Il n’apparaît sur aucun registre, aucun document. La seule mention, c’est Abdelkader ben Cherfia. Abdelkader est le nom de famille, et ben Cherfia signifie " fils de Cherfia ".
Il était cultivateur dans les alentours de Blida, une petite ville à une vingtaine de kilomètres au sud d’Alger.

À l’âge de 35 ans, il est condamné à quinze ans de travaux forcés et à la transportation pour une histoire de recel.
Le 27 avril 1867, il embarque à bord de la Sibylle dans le port de Toulon, et fait partie du quatrième convoi à destination de la Nouvelle-Calédonie. Il ne reverra jamais Algérie, ni sa femme ni ses enfants, car contrairement aux autres condamnés, les Arabes ne sont pas autorisés à faire venir leur famille. Ce qui l’attend à Nouméa, c’est un transfert immédiat vers le centre pénitentiaire de Bourail, où il effectuera l’intégralité de sa peine.
" Au bagne, Abdelkader ben Cherfia se distingue par sa conduite exemplaire. J’ai retrouvé plusieurs actes de l’administration qui attestent de son excellent comportement, notamment au travail, et qui ont contribué à ce qu’on lui attribue une terre peu de temps après sa sortie de prison, en 1883. Il obtient le lot 39 de la concession de la route d’Ourail, d’une superficie de 4 hectares.
65 ares et 40 centiares. Il semblerait qu’il ait fait bon usage de ses talents de cultivateur et de commerçant, car il a rapidement accumulé un petit patrimoine.

J’ai retrouvé un inventaire de ses biens, daté de 1895, où l’on peut lire : " Vivant […] de la vente de manioc, de volailles et d’œufs, il détient 2 maisons en torchis couvertes en tôles, de l’outillage, 60 animaux de basse-cour, 6 chevaux, 1 étalon, 8 bœufs, 13 vaches laitières, 1 voiture à cheval, 2 charrues, 1 herse, le tout estimé […] à 11 680 francs ", ce qui était une somme considérable. D’ailleurs, dans l’exposition Calédoun, l’historien Louis- José Barbançon a mis en lumière deux exemples d’anciens transportés avant particulièrement bien réussi. Mon arrière-grand-père était l’un deux.
S’il a fait bonne fortune au travail, Abdelkader ben Cherfia a été moins chanceux en amour. Il s’est pourtant remarié dès sa sortie du bagne, en 1882, avec Péroline Langevin, mon arrière-grand-mère. Elle aussi ancienne transportée, elle avait été condamnée à cinq ans de prison à Dieppe, en Normandie, pour vol. Elle s’est portée volontaire pour la transportation en Nouvelle-Calédonie, ce qui est assez intrigant. Ensemble, ils ont eu quatre enfants : Mohamed, qui a également été prénommé Jean-François, puis Marie et Léontine Alhima, qui devaient ensuite partir vivre en Algérie, et enfin Thérèse. Cette union n’a pourtant pas été un succès. Il semble que l’ambiance ait été exécrable au sein du couple.

J’ai trouvé des documents qui indiquent qu’Abdelkader ben Cherfia se réfugiait régulièrement chez les voisins, ou même à la gendarmerie de Bourail, pour échapper à sa femme. Péroline n’était pas très imposante, elle qui ne mesurait que 1m50, mais son mari semblait la craindre au plus haut point, et il avait bien raison.
Le 3 août 1901, Abdelkader ben Cherfia est poignardé par Péroline. Lors de son procès, reconnue coupable du meurtre de son mari, elle sera condamnée à la guillotine sur la place publique. Elle sera finalement graciée et reprendra rapidement une vie normale. Elle se mariera en secondes noces en 1907, aura trois enfants de son nouveau mari et vivra jusqu’en 1929.
Pour moi, l’histoire d’Abdelkader ben Cherfia est d’une grande tristesse. C’est celle d’un homme condamné à l’exil pour un unique délit, qui ne lui vaudrait pas grand-chose aujourd’hui, et dont la seconde vie aura été tragiquement brisée. Cette histoire, aussi dure soit-elle, est loin d’être unique en son genre. C’est celle de bon nombre d’hommes et de femmes passés par le bagne. "

" En 1998, lorsque j’ai ressenti le besoin de connaître notre ascendance, j’avais devant moi un vide immense et un seul indice en guise de point de départ de mes recherches : la date de naissance de mon père. C’était maigre, mais de fil en aiguille, d’acte de naissance en acte de mariage, j’ai pu reconstituer le puzzle des Abdelkader. J’ai commencé le long chemin par une visite aux Archives territoriales, à Nouville. J’y ai passé beaucoup de temps. J’ai ensuite écrit aux mairies de Nouméa, de Bourail, de Dieppe et à bien d’autres encore, et bien entendu aux Archives de l’outre-mer à Aix-en-Provence. Ça prend beaucoup de temps, mais découvrir de nouvelles branches de la famille est une chose tellement passionnante. Le compte des descendants d’Abdelkader ben Cherfia a récemment franchi la barre des 600 personnes ! "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre "Le Bagne en héritage" édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé. [2]Cet article est paru dans le journal du 13 février 2016.
Une dizaine d'exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.