
"On n’a plus besoin de télévision. Tous les soirs, on a droit à un film de guerre en direct." Balais en main, Séverine met un point d’honneur à ne pas perdre sa bonne humeur. Chaque matin, avec une poignée de voisins, cette Dumbéenne se retrousse les manches et nettoie inlassablement les innombrables débris qui jonchent la chaussée en face de chez elle pour "aider quand les forces de l’ordre sont fatiguées".
Un quotidien pesant pour ces habitants de l’avenue d’Auteuil, théâtre d’exactions récurrentes depuis un mois et demi et où la plupart des commerces et des infrastructures ont été détruits, quand ce n’est pas incendiés.

Face aux émeutiers, les riverains ont décidé de sortir leur meilleure arme : la solidarité. "Nous nous sommes organisés spontanément en différents groupes pour surveiller et protéger ce qui est encore en vie dans le secteur : la poste, l’école, etc., explique, en plein déblaiement, Kyam, qui ne cache pas sa déception. On a été choqués au début et désormais, on subit. Je suis pour la lutte (indépendantiste), mais pas comme ça, pas par la dégradation et la violence. C’est chaud toutes les nuits ici. On ne perçoit aucun changement depuis le 13 mai. Et avec l’envoi (vers l’Hexagone) des leaders de la CCAT, on craint que ça s’empire."
Pour ce père de famille de 49 ans, si les jeunes "sont dans la lutte", ils manquent de recul, si ce n’est d’une certaine culture politique. "J’estime qu’ils ne sont pas assez informés. Or il faut trouver une solution car on commence à parler de guerre civile. J’ai connu les Événements et je ne veux surtout pas ça pour nos enfants, insiste Kyam. La reconstruction, c’est le plus important, mais je crois que cela ne passera que par un profond changement parmi nos politiques, dans tous les camps. Le pays n’a pas besoin de gens radicaux mais de personnes intelligentes qui travaillent pour le peuple."

Toujours est-il, les exactions qui n’en finissent plus dans ce quartier commencent à jouer sérieusement avec les nerfs des habitants "à bout". "On vit tout le temps dans les bruits, les cris, les insultes. Ça fait peur et c’est vraiment épuisant. On n’en voit jamais la fin et c’est ce qui est le plus difficile à vivre. Dès qu’on a entendu "libérez Téin !", on a compris que les violences allaient durer", confie Marie, qui ne sort avec son époux que pour faire des courses dans la seule alimentation encore ouverte du quartier. "À chaque fois, on découvre de nouveaux dégâts. Le reste du temps, on est enfermés chez nous. C’est comme pendant la Covid, mais en pire. Car là, on doit rester sur nos gardes."
À quelques mètres des riverains qui finissent de nettoyer la route, un petit groupe de jeunes, au visage dissimulé, régule la circulation aux abords du collège d’Auteuil et ne tarde pas à reconstituer de nouveau des barricades sur la chaussée. Le trafic sur ces "barrages filtrants" s’avère de plus en plus difficile au fil de la matinée avec une ambiance qui tend à devenir électrique.

"On surveille et on laisse passer les gens du quartier", assurent Fabrice et Erman, 25 ans, qui sont en deuil après la mort de deux "de leurs frères" dans la commune. C'est pourquoi leur détermination ne faiblit pas. "On est tous là pour le même combat : contre le dégel du corps électoral. On garde l’esprit combatif et on soutient à fond cette lutte. Il faut que ça change et si on doit encore monter en pression pour ça, on le fera."


"Ce n’est plus une vie de rester ici avec nos enfants. Aujourd’hui, nous sommes en danger." Frédéric observe, hagard, ce qui était il y a encore quelques semaines son havre de paix. Dans la nuit de lundi à mardi, cette habitation de l’avenue d’Auteuil a été pillée et saccagée. Multimédia, outillage, couteaux, fusil de chasse… "Tout ce qui a de la valeur" a été dérobé et la maison saccagée. Sans parler de nombreux poissons "massacrés" dans les bassins de cet aquariophile et des chats introuvables.

"Nous avons décidé de fuir ce week-end car c’était devenu l’horreur. La nuit de vendredi à samedi a été terrible. Une cinquantaine d’émeutiers tapaient contre notre barrière, certains grimpaient dessus, nous regardaient et nous adressaient des signes de mort. Le but est clairement de terroriser et ça a fini par marcher, se désole cette famille de Calédoniens, installé dans le quartier depuis quinze ans, tandis qu’à quelques mètres de là des cris "à mort ! À mort !" sont scandés par des émeutiers. On en est arrivés à un point où le bruit des grenades de désencerclement des forces de l’ordre nous rassure."
Ce couple, qui se dit "très ouvert au dialogue" sur les questions d’émancipation ou d’indépendance avoue être perdu face à ce déchaînement de violence. "On est des enfants du pays, mais là, on n’arrive plus à comprendre leurs revendications aujourd’hui."
