
"Mon papa, Yves, n’a quasiment pas connu son père. Il me disait : "Mais d’où vient notre famille ? On ne sait rien d’elle." C’est comme ça que j’ai commencé mes recherches généalogiques, en 1993. J’ai fait des demandes auprès des Archives d’outre-mer, à Aix-en-Provence, et je me suis plongée dans celles de la mairie de Nouméa. Seule dans une grande salle silencieuse, à murmurer en lisant les mots de mes ancêtres, j’ai beaucoup pleuré. J’ai vidé les paquets de mouchoirs trois par trois ! Ce sont des instants d’une force incroyable. J’ai fini par découvrir que nous descendons d’un couple de bagnards.
Mon arrière-grand-père, Marie-Albert Bienfait, est né en 1857 à Lons-le-Saunier, dans le Jura. Sa maman, Marie-Claudine, est lingère. Elle fait de son mieux pour lui offrir une existence décente, mais la société est très dure envers les enfants nés de père inconnu.

À l’âge adulte, Marie-Albert est un petit blond de 1,69 m, de constitution solide et aux yeux " bleu ardoisé ", comme j’ai pu le lire dans un document. La description des physiques est d’une précision incroyable ! Il mène une vie de petits boulots et de petits larcins entre Lyon, Marseille et Vienne, qui lui vaut d’être envoyé au pénitencier agricole de Berrouaghia, en Algérie.
Là-bas, il faut croire que les bêtises continuent, car il sera condamné à une peine plus dure encore.
Émilie Desseux, sa future femme, est une toute petite brunette de 1,48 m, à l’esprit vif et au tempérament explosif. Elle est née en 1860 à Lyon, au pays des métiers à tisser. Elle sera donc contremaîtresse dans un atelier de lingerie.
Sa carrière est brisée par son exclusion de la famille, en 1884, après sa grossesse hors mariage. Abandonnée de tous, elle accouche de Jean à l’hospice de la Charité. Émilie est seule, et en grande difficulté. Elle doit se battre pour survivre.
Elle accumule les altercations et les petits vols. Ses ennuis avec la justice et son grand talent pour la couture en font, aux yeux de l’administration pénitentiaire, une candidate idéale pour les bagnes de Guyane ou de Nouvelle-Calédonie.

Les chemins parallèles de mes arrière-grands-parents se sont croisés à l’autre bout du monde. En 1891, ils sont tous les deux condamnés à la sentence suprême pour les petits délinquants multirécidivistes : la relégation.
Ils sont bannis de leur terre natale. Ils seront emportés par le même bateau, le Calédonie. C’est un aller simple pour le bagne. Émilie est déchirée par la séparation d’avec son fils Jean, que la justice lui enlève. Elle embarque le 3 août 1892 à Rochefort, et Marie-Albert monte à bord le 27 septembre suivant à l’île d’Aix. Pour toujours, ils porteront les matricules 317 et 2277. Après le passage obligatoire par l’île des Pins et la relégation collective, où ils travaillent durant neuf mois, Marie-Albert et Émilie arrivent à Nouméa et retrouvent la vie civile.

Marie-Albert est engagé comme apprenti boucher-charcutier chez M. Martin, sur la place du marché. J’ai retrouvé des lettres de son employeur qui attestent que son travail est très apprécié. Pour la première fois de sa vie, mon arrière-grand-père trouve une situation stable. En 1897, le couple est solidement installé et peut enfin se marier. Deux ans plus tard, Émilie est enceinte de Marie-Alexandre, mon grand-père. C’était la promesse d’une nouvelle vie.
Malheureusement, la bonne fortune a bien rapidement abandonné la famille. Juste avant la naissance de son fils, Marie-Albert est victime d’une commotion cérébrale.
Je ne connais pas les circonstances de l’accident, mais il est certain qu’il ne peut plus assumer son emploi à la charcuterie. Malgré lui, il laisse Émilie subvenir quasi seule aux besoins du foyer. Après le sort, c’est la justice qui s’acharne de nouveau sur Marie-Albert.
Pour avoir fait commerce de bois mort ramassé au sol après le passage d’un terrible ouragan sur Nouméa, avec une autorisation verbale et non écrite du maire, M. Oulés, il est condamné à dix mois de prison. C’est tellement cruel ! Ce jugement plonge de nouveau la famille dans la misère. Émilie décède en 1922, à 62 ans. Après vingt années de conduite exemplaire, et malgré les nombreuses lettres favorables de hauts fonctionnaires et d’employeurs que j’ai pu retrouver, elle n’a probablement jamais obtenu la levée de sa relégation. La même année, Marie-Albert obtient cette levée. Il vit les huit dernières années de sa vie en citoyen ordinaire. Cette libération ne signe pas pour autant la disparition de l’influence du bagne sur notre famille.
Comme son père, Marie-Alexandre a connu toute sa vie le rejet de la société. En 1925, il rencontre Augustine Delaveuve. Il reconnaît l’enfant qu’elle tenait d’un autre homme et l’épouse. Son beau-père, François Delaveuve, interdit alors à la famille tout contact avec la fille indigne et son "fils de bagnard" de mari. Marie-Alexandre est très marqué par ces épreuves. Quand sa chère Augustine décède d’une vilaine pneumonie en 1935, il sombre dans l’alcoolisme. Il délaisse Claudia, Yves, Adolphe et Guy, leurs quatre jeunes enfants. Je crois qu’on ne peut pas juger la vie de Marie-Alexandre sans prendre en compte le poids de son histoire. En tout cas, en même temps que le père de famille, c’est toute la mémoire des Bienfait qui s’efface.

Mon papa Yves, qui était contremaître dans les ateliers mécaniques de la SLN, a vécu cette absence de racines comme un manque profond. C’était un vide aux contours indéfinissables. Quand j’ai découvert l’histoire de nos ancêtres et le chemin parcouru depuis la misère du XIXe siècle, je me suis juré de réussir. Pour eux. Pour ne plus jamais connaître le besoin. J’ai fait carrière dans la logistique, et le master de l’Enseignement que prépare aujourd’hui ma fille Cindy est une grande fierté."
La colonisation pénale a dessiné le visage de la Calédonie d’aujourd’hui. En tant que membre de l’association Témoignage d’un passé, je suis particulièrement sensibilisée à cette question, et j’estime que le projet de création d’un musée du bagne est l’occasion pour les Calédoniens d’assumer leur passé, de prendre conscience de sa grande valeur et de mesurer l’importance du métissage dans leur identité. Sans remonter plus loin que mes grands-parents, j’ai moi-même du sang mélanésien, français, espagnol et irlandais. Je suis très fière de cet héritage. Le métissage n’est pas un idéal ou une fiction, c’est notre histoire.
"Séparée de Jean par une décision de justice au moment de partir pour le bagne, Emilie Desseux n’a jamais cessé de tenter de faire venir son fils en Nouvelle-Calédonie. Malgré ses demandes répétées, appuyées par des témoignages de ses bonnes mœurs, elle décède en 1922 sans l’avoir retrouvé. Mes propres recherches ont été compliquées par la mauvaise retranscription du nom de mon arrière-grand-mère, qui était devenue " Amélie Dessieux " dans de nombreux registres de l’époque. Le 21 octobre 2015, j’ai retrouvé sa trace : après avoir vécu dans l’Ain, il a succombé à l’âge de 24 ans à une infection pulmonaire, en 1908, le 21 octobre. Cent sept ans auparavant, jour pour jour. "
1857 : naissance de Marie-Albert Bienfait
1860 : naissance d’Émilie Desseux du 27 mai 1885
1891 : relégation de Marie-Albert et d’Émilie
1892 : embarquement pour la Nouvelle-Calédonie
1897 : mariage de Marie-Albert et d’Émilie
1899 : naissance de Marie-Alexandre
1914 : levée de la relégation d’Émilie
1922 : décès d’Émilie (62 ans)
1922 : levée de la relégation de Marie-Albert
1925 : mariage de Marie-Alexandre et d’Augustine Delaveuve
1930 : décès de Marie-Albert (73 ans)
1931 : naissance d’Yves
1968 : naissance de Denise
1995 : décès d’Yves (64 ans)
2015 : naissance d’Edryel en août sur le Caillou et de Billie-Fleur à Redcifte en Australie, sixième génération des Bienfait en Calédonie
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé. [2]
Cet article est paru dans le journal du 12 décembre 2015.
Une dizaine d'exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.