
" C’est la première fois que j’en parle. Ce n’est pas vraiment un secret, mais c’est notre histoire, elle nous est propre. Mon père n’en a jamais parlé, ce devait être tabou pour eux. " Raymond parle doucement et réfléchit bien avant de choisir ses mots, à la manière des anciens. Raymond est un vieux kanak qui livre son histoire pour la première fois à l’âge de 64 ans. Son arrière-grand-père était un Breton, et ici tout le monde l’appelle Raymond le Breton, mais pas plus. Le mot bagne n’était guère mieux apprécié en tribu qu’il ne l’était en ville.

Aux Archives de Nouvelle-Calédonie, on peut lire dans le dossier d’Eugène Léon Genet qu’il est né le 10 novembre 1844 près de Rouen et a été condamné le 6 mai 1867 par la cour d’assises de Seine inférieure à sept ans de travaux forcés pour vol. Il arrive à l’île Nou par l’Alceste en août 1868. Bénéficiant d’un an de remise de peine, il est libéré en 1873, mais toujours astreint à résidence. Il ne passe en 2e section qu’en 1880, à l’issue de son doublage.
" Je suis l’aîné de la fratrie, c’est peut-être pour ça qu’on m’a raconté un peu l’histoire de la famille. Mais les vieux n’ont jamais trop parlé des détails. " Raymond n’a pas connu son arrière-grand-père mais il tient de son grand-père Adolphe quelques fragments d’histoire. " Eugène travaillait sur les bateaux, et il aurait débarqué un jour près de Uitoé. Il participait à la cartographie de la côte. On dit qu’il a posé le pied à terre puis qu’il n’est jamais remonté sur le bateau. Il a habité en tribu. C’était l’époque de la révolte du grand chef Ataï, les gens du littoral l’ont caché. Il était bien intégré dans la tribu. "
Eugène va vivre maritalement avec une Kanak prénommée Lucie, avec qui il a cinq enfants. En 1904, alors que sa femme est décédée, il les déclare à l’état civil de Saint-Vincent. Virginie, l’aînée, née en 1875, donne naissance à un fils, Victor, avant d’épouser Arnassalon Souprayen.
Joseph, le deuxième, reconnaît un fils, Alexandre, puis se marie avec Marguerite Josue avec qui il a deux filles, Marcelle et Stéphanie, future Mme Hyppolyte Cheval. Eugène, le troisième enfant du pionnier, serait parti à Fidji selon Raymond. Viennent ensuite Adolphe, le grand-père de Raymond, puis Léonie, la petite dernière, née en 1886.

Aucun document officiel, ni l’histoire familiale ne donnent de détails sur la vie d’Eugène. En 1908, à l’île Mathieu en baie de Saint-Vincent, il loue un terrain de 50 hectares au Domaine pour une valeur de 75 francs par an, il a donc des revenus. Il n’y a pas de trace aux archives de son acte de décès, mais il n’est plus en vie en 1926 lors du mariage de son fils Adolphe. Selon Raymond, il serait enterré à l’île Mathieu.
" Adolphe avait une longue barbe. " Raymond se souvient très bien de son grand-père. Né en 1884, il est l’avant-dernier enfant d’Eugène. " Il parlait le langage et était très respecté. C’était un sacré chasseur, et un sacré tireur. Il m’emmenait faire des coups de chasse. Nous marchions à pied et lui était à cheval. Il travaillait sur les cultures et avait un peu de bétail. Il avait dix-huit chiens et s’était installé là-haut à la vallée des Matelots. Il s’était construit un grand faré. Rien chez lui ne rappelait la France, il n’avait aucun objet qui pouvait faire référence aux origines de son père.
" Adolphe épouse en 1926 Emma Oloenne, veuve de Paul Sabatier. " C’est une Vanuataise qui était probablement employée chez les Cheval dont la propriété jouxtait le terrain d’Adolphe. " Ce mariage légitime les enfants du couple déjà nés dont Eugène, le père de Raymond, né en 1922. " Mon père est parti à la guerre puis est revenu vivre ici. Un de mes oncles est parti à l’île Ouen et deux autres à Nouméa. " Adolphe s’éteint en 1966 et est enterré à N’Dé. Raymond avait 13 ans. Raymond a vécu toute sa vie à la vallée des Matelots avec ses huit frères et sœurs.

Il n’est jamais allé à l’île Mathieu mais aimerait le faire pour voir les tombes où reposent son grand-oncle et peut-être aussi cet ancêtre breton. " J’ai trois sangs qui coulent dans mes veines, un breton, un vanuatais et un kanak, et j’ai fait le choix de vivre du côté des Kanak. Je fais partie du conseil des anciens et je m’investis dans la tribu. Certains de mes enfants vivent en France. Sur six, deux sont très clairs, les gènes du vieux qui ressortent ! "
Difficile de connaître la vie des descendants des deux filles de l’ancien condamné, Léonie et Virginie, épouse Souprayen. Le fils de celle-ci, Victor, s’unit à Elise Atche et donne naissance à Isidore Genet en 1916. D’après son livret militaire, cet arrière-petit-fils du pionnier a travaillé au Nickel et est père de trois enfants.

Alexandre, petit-fils de l’ancêtre et fils reconnu par Joseph, a une grande descendance, majoritairement installée en ville. Marié à Georgette Marin, une métisse mélanésienne et chinoise, Alexandre a sept enfants dont Raoul, aujourd’hui octogénaire. Raoul habite Nouméa et se souvient très bien de son enfance : " Mon père a été élevé en tribu. Jeune, il a travaillé chez Louis de Béchade à Naïa, il était stockman. Nous habitions à côté de la station, après N’Dé, le long de la côte. Puis nous sommes partis à Nakéty où mon père a travaillé à la mine pendant sept ou huit ans. À la fin de son contrat, nous sommes retournés à Nouméa, nous habitions une maison vers le Faubourg-Blanchot.

Ma mère était malade, c’est Irène ma sœur aînée qui s’occupait des enfants. Puis mes parents et moi avons décidé de partir vivre dans la maison de mon grand-père Joseph. Nous nous sommes installés tous les trois à l’île Mathieu en 1954. La vie était vraiment très dure. Aujourd’hui, les parents aident les enfants, mais à l’époque c’est moi qui donnais la main aux parents. Nous avions des moutons. Je pêchais et vendais des trocas et des huîtres. Nous travaillions pour manger. Je me rappelle d’Adolphe, mon grand-oncle, c’était un type bien qui riait souvent ! Il y a effectivement deux tombes sur l’île : dans l’une repose mon grand-père Joseph mais je ne sais pas qui est à côté de lui. Je pense que c’est un enfant, il n’y a pas de nom sur la croix. "

Aujourd’hui encore, les descendants d’Alexandre continuent de louer cette parcelle de terrain à l’île Mathieu et d’en profiter les fins de semaine. La famille Genet est très grande et à cheval sur deux mondes qui se côtoient peu. Raymond souhaite qu’un jour tous puissent se réunir à Naniouni, sur cette terre qui a vu débarquer leur ancêtre commun, le Breton.
Le père de Raymond, et fils d’Adolphe et Emma Oloenne, est engagé volontaire le 5 avril 1941 et part avec le 2e contingent expéditionnaire français du Pacifique en mars 1943 à destination du Moyen-Orient. Il revient à Nouméa sur le Sagittaire le 21 mai 1946. Son livret militaire fait état de ses campagnes : Tripolitaine 1943 ; Tunisie 1943-1944 ; Algérie 1944 ; Italie ; France. Il est décoré de la Croix de Guerre avec étoile de bronze, cité le 22 juin 1944 : " soldat calme et courageux. Au cours de l’attaque du 11 au 12 mai 1944 dans la région de Girofano, a donné l’assaut des positions ennemies fortement organisées et a participé à la destruction des points d’appui ".
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé [2]. Cet article est paru dans le journal du samedi 8 octobre 2016.
Quelques exemplaires de l’ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d’informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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