
À peine Nérée a-t-il accosté au ponton B de Port-Moselle, ce jeudi 5 février, à 14h30, que Sasa se précipite sur le quai. Le jeune homme de Lifou, 25 ans, est pressé : sa femme est en train d’accoucher. Et s’il était à l’heure pour assister à l’heureux événement c’est grâce à ce voilier de 12 mètres qui a assuré la liaison entre Lifou et Nouméa.
Avec les perturbations – météorologiques et techniques – qui ont fortement perturbé les transports [1] ces derniers jours, c’est la seule solution qu’ont trouvée certains pour rejoindre la Grande Terre.
Trente heures après leur départ de la marina de Wé, Alexandre Rigourd et ses six passagers ne cachent pas leur satisfaction d’arriver à Nouméa. "C’est quelque chose que je fais pour dépanner les gens qui sont dans la galère", explique le skipper et guide de pêche de 38 ans. Depuis que les transports sont perturbés, il a déjà effectué "quatre ou cinq traversées, avec des gens au retour parfois, ou du fret si besoin."
À son bord ce jeudi, en plus du futur papa, des touristes contraints de reprendre le travail, mais également un lycéen et un prof. Contraints de rentrer au plus vite mais sans être trop pressés quand même : "La traversée dure entre vingt-quatre et trente heures, alors quand il n’y a pas de vent, je mets le moteur. Le but, c’est que ça ne traîne pas. On n’est pas là pour se balader mais pour faire l’aller-retour rapidement", explique celui qui est capitaine à Lifou depuis quinze ans.

Prendre la mer malgré la proximité de plusieurs dépressions aurait pu en refroidir plus d’un, mais pas Alexandre Rigourd.
"Je suis sur l’eau trois fois par semaine, la météo je la connais par cœur. J’ai regardé les prévisions toutes les deux heures. J’ai vu qu’on n’aurait pas de vent au départ donc pas de vague. On a avancé pas mal au moteur et ensuite on a mis les voiles, on a eu un petit 10 nœuds, on est arrivés tranquilles", explique le capitaine pendant que les passagers débarquent.
S’il leur demande une participation financière, il affirme pratiquer des "tarifs honnêtes, ça dépend de l’urgence. Ce que je fais payer c’est le temps et la sécurité : on va partir et on va arriver."
Il n’est pas le seul à offrir ce service aux Loyauté, certains skippers proposent par exemple des liaisons occasionnelles entre Ouvéa et Thio. "On pourrait s’organiser pour le faire plus régulièrement, mais c’est quand même une bonne traversée. On est loin de tout il peut arriver plein de choses en mer. Mais ce que j’aime avec le voilier, c’est qu’on arrivera toujours à destination, même si le moteur lâche."
Selon lui, cette solution pourrait se démocratiser avec le soutien des autorités. "Je veux montrer aux gens que c’est possible si on prend le temps, qu’on se forme. Le bateau à voile existe depuis plus de mille ans. La plus grosse difficulté c’est de garder son bateau en état et de bien le connaître. Il ne faut pas avoir peur de tenter et s’entourer des bonnes personnes. Un truc qui est sympa avec le voilier, c’est que tu réapprends à prendre le temps de discuter, d’échanger, de s’intéresser aux personnes."

Mais attention, n’importe qui ne peut pas s’improviser transporteur de personnes. Alexandre Rigourd explique avoir entrepris depuis juin 2023 des démarches auprès de la direction des affaires maritimes pour que son bateau soit homologué pour cette activité. "Ça prend du temps; surtout parce qu’il n’y a pas de cadre pour le transport de personnes en voilier. En tant que plaisancier, j’ai le droit d’emmener des gens, mais les faire dormir dans le bateau ou partir plusieurs jours, théoriquement, non." En attendant, "je dépanne, mais si ça devient régulier je devrais changer de bateau."
Parmi les passagers du jour, Yolan, 17 ans, naviguait sur un voilier pour la première fois. Venu à Lifou pour visiter de la famille, "ça faisait déjà dix jours que je devais partir. J’ai vu que mon vol allait être reporté de dix jours supplémentaires, alors j’ai embarqué. C’était sympa, il n’y avait pas trop de houle, la traversée était plutôt calme, c’est agréable comme moyen de transport. Et puis, c’était bien chouette les petits coups de traîne, on a chopé une bonite et un thon jaune, ça nous a fait une bonne salade…"

Philippe, en revanche, est habitué aux voyages en voilier. Le sexagénaire, enseignant, effectuera sa rentrée scolaire dans quelques jours. Il a préféré prendre les devants plutôt que d’attendre qu’une place sur un vol ou sur le Betico se libère. "Ça dépanne bien ce genre d’initiative. Il y a 1 200 passagers en souffrance sur Aircal, donc j’ai préféré assurer…"
Sur le quai, la maman de Yolan est heureuse de retrouver son fils. "Vous n’avez pas eu peur pour lui ?" "Pas du tout, répond-elle en souriant. Quand j’étais jeune, on prenait toujours le bateau pour venir de Lifou, à bord du Cap des Pins !"