
"Ce que je vais vous raconter ne figure pas sur les registres, je le tiens de mon grand-père Marcel. Il parlait volontiers de son grand-père Pierre mais assez peu du bagnard Dominique. Il regrettait d'avoir demandé les raisons de sa condamnation. Pour lui, un crime de sang était lourd à porter. " Aujourd'hui les années ont passé et Rémy Villemain-Goyetche, jeune trentenaire, est fier de parler de ses aïeux. Assis à une table de l'Amicale du Pays basque, il est comme chez lui face au fronton érigé grâce à ce grand-père Marcel...

" Dominique Goyetche était laboureur mais à l'époque, au Pays basque, la contrebande était un deuxième métier. Alcool, tabac, bétail, tout passait les montagnes, souvent à dos d'hommes. A priori, c'est un chef, et non un exécutant. Il a, malgré sa petite taille, un fort caractère. Les douaniers, paraît-il, voulaient le faire tomber et lui auraient tendu un piège. Un soir de bal, en 1872, tout le village se réunit à Bidart. Dominique s'y rend avec sa femme, Marie.
Un gendarme invite cette dernière à danser et par son attitude provocatrice déclenche l'ire de l'agriculteur. S'ensuit un règlement de compte fatal à l'arme blanche. Le couple est arrêté puis condamné par la cour d'assises de Pau. Sa femme est incarcérée à Cadillac ; Dominique, lui, rejoint le bagne de Toulon, il a alors 36 ans. Leurs quatre enfants sont confiés à la garde de marraines. "
Après un an d'incarcération dans le Var, Dominique est embarqué sur la Loire le 19 avril 1873. Malgré toutes ses recherches, Yves Mermoud, arrière-arrière-petit-fils du bagnard, n'a pas réussi à percer le mystère de ses premières années de forçat. " Nous ne savons pas comment notre ancêtre exécute sa condamnation entre son arrivée à l'île Nou en juillet 1873, et mars 1876 où nous retrouvons sa trace. À cette époque, une usine de sucre est construite à Bacouya et l'administration pénitentiaire s'engage à faire cultiver la canne par ses concessionnaires. Dominique Goyetche est de ceux-là. "
" Après plusieurs demandes, l'administration accorde enfin à Marie le droit de rejoindre son mari avec leurs quatre enfants. Elle embarque à Bordeaux le 18 décembre 1875 à bord de l'Ocean Queen, un navire de commerce, et accoste en Nouvelle-Calédonie cinq mois plus tard.
Grâce au journal intime de leur fils aîné Pierre, un véritable trésor familial, nous connaissons chaque détail de la vie familiale. Il raconte ainsi qu'ils sont arrivés à Bourail un jeudi, jour d'approvisionnement. Dominique s'était rendu au village tandis que sa famille, il l'ignorait, faisait le chemin inverse vers sa concession. Quand Marie et ses enfants se retrouvent devant la modeste cabane en torchis de quelques mètres carrés et le terrain à moitié en friche, c'est la désolation et tous se mettent à regretter leur pays. Une voisine les accueille en attendant le retour du père.

Là encore, Pierre raconte cet épisode très émouvant où, écrit-il, tous pleurent. " Les années qui suivent sont celles d'un dur labeur d'agriculteurs. Les enfants ne vont pas à l'école, et aident à la ferme, les parents travaillent beaucoup et demandent l'octroi d'une autre parcelle au vu du faible rendement de la première. En 1880, la famille déménage et repart de zéro. Des jumeaux naissent mais décèdent en bas âge. Dominique s'éteint en 1899 et sa femme en 1908. "
Pierre Goyetche grandit, il a 14 ans et se prend de passion pour les chevaux. Le fils de forçat devient stockman et participe aux conduites de bétail de Koumac à Nouméa. " Cette passion est devenue une tradition familiale; comme beaucoup de monde dans la famille, je monte à cheval. "
Rémy, géant aux yeux clairs, est pourtant loin du gabarit de son aïeul dont la petite taille fait de lui un excellent jockey. " En 1887, à 17 ans, Pierre est repéré par M. Atkinson qui l'embauche dans son écurie, puis il crée la sienne. Je sais également par mon arrière-grand-oncle René Goyetche, le dernier des quatorze enfants, qu'il boxait en amateur. Il était petit et très nerveux, cela soulevait les foules ! "

Mais l'époque est à la mine. Pierre s'associe à M. Prévost et obtient le droit d'une concession à Téné pour un rendement de 3 000 tonnes annuelles à 7%. À la même époque, il épouse Marie-Catherine Gastaldi, fille de forçat italien. Ils ont ensemble quatorze enfants.
Pierre devient alors le plus grand prospecteur minier de Nouvelle-Calédonie. Il est chef de mine, mais sa passion est d'arpenter les massifs avec son sabre d'abattis. Mon grand-père Marcel, très fier de son propre grand-père, nous disait qu'il avait un don, qu'il dénichait les gisements avec une précision extraordinaire. Il entre donc au service de la société des Hauts Fourneaux de Nouméa, et devient quelqu'un de renommé. Après sa retraite en 1937, Pierre Goyetche continue de prospecter et de former les jeunes ingénieurs de la Société Le Nickel.
Si le travail et la réussite sociale sont indéniablement à cette époque une façon de réhabiliter le nom et l'honneur d'une famille, la participation aux deux guerres mondiales en est une autre et non la moindre. Trois des fils de Pierre sont mobilisés et deux sont tués; parmi eux, Ferdinand.

Ce jeune poilu décède en 1917 près de Verdun. Il avait 21 ans. Il a laissé derrière lui de magnifiques lettres. Son petit frère, René, a fait la campagne d'Afrique lors de la Seconde Guerre mondiale. En 2015, il était l'un des cinq derniers survivants du Bataillon du Pacifique. Il ne nous a jamais raconté la guerre. La seule chose que nous savons est qu'une fois l'armistice signé, il est reparti en apprenant que son autre frère Georges était porté disparu en Tunisie. Il ne l'a jamais retrouvé. René s'est éteint en 2015, à 99 ans. "

Aujourd'hui, la famille Goyetche compte huit générations depuis Dominique, et Pierre, son fils, est à lui seul à l'origine de près de 500 descendants. Yves Mermoud constate que le non-dit commence tout juste à s'effacer. " Cela fait vingt-six ans que je travaille sur la mémoire du bagne. Ma mère, arrière-petite-fille de transporté, ne s'y intéressait pas. Mon père descendait d'un colon libre, et il n'hésitait pas à le lui rappeler pour la rabaisser. Je pense et j'espère que ce genre de considérations est derrière nous. "
Extrait du discours d’Albert Rapadzi, directeur de la SLN, le 23 janvier 1948, au lendemain de la disparition de Pierre Goyetche.
" Mesdames, Messieurs, les vieux mineurs calédoniens sont en deuil. Celui qui, dès le début du siècle, avait senti sa vocation l’entraîner vers " la mine ", celui qui devait rapidement devenir l’un des pionniers de la découverte du nickel en Nouvelle-Calédonie, Pierre Goyetche, n’est plus, depuis hier 15 heures. Cette volonté de fer, ce corps de modeste apparence mais combien robuste, cette âme bien trempée résistaient depuis quelques semaines aux assauts répétés de la maladie.
Dès 1902, la montagne calédonienne le prend. Il est en excellente santé et les mamelons les plus raides, les broussailles les plus impénétrables ne le rebutent pas. Il n’était conscient de bien remplir sa tâche que le pic à la main, le " tube " en bandoulière, le quignon de pain et la boîte de sardines en poche. Il devint le prospecteur calédonien qui connaissait le mieux le massif serpentineux de notre île.
Dans cette période si troublée où les générations qui viennent croient trop aisément que l’argent seul est roi, nous nous inclinons respectueusement devant la mémoire de cet excellent père de famille, de ce gros travailleur ; de ce bon Français, qui laisse un nom inoubliable dans la vie minière néo-calédonienne. "
" Ma mère bien-aimée, mon père chéri, Cette lettre ne vous parviendra que s’il venait à m’arriver malheur. Dans deux ou trois jours nous attaquons. […] À cette attaque nous saurons montrer que sans être soldat de métier nous sommes tout à notre France qu’ils veulent mettre en esclavage. Ils verront que le petit pioupiou de France sait combattre, sait se priver, sait souffrir et aussi… sait mourir s’il le faut. […]. S’ils sont d’acier, nous sommes
d’airain.
Mes bien chers parents, quand vous vous lèverez un jour et que vous lirez sur le communiqué qu’une grande victoire a été remportée à Craonne ou dans la région de l’Aisne, car je ne sais pas à quel endroit nous allons attaquer, dites-vous :
"Ferdinand y était, gloire à notre fils !"
Oui, il sera dans la fournaise, oui il y sera et il saura faire son devoir […]
Si je meurs, soyez braves, montrez que vous savez souffrir la perte d’un enfant pour la grandeur de la patrie.
Toi, ô maman chérie, tu auras beaucoup de chagrin, mais sèche vite tes larmes et sois l’âme de la Française dans toute la force du mot […]
Toi mon père chéri […] sois comme le vieil Horace qui n’avait pas de chagrin de la mort de ses fils, car ses fils avaient délivré Rome […] Si tu avais vingt ans comme moi, mon cher père, où serais-tu ?
Aux tranchées comme je le suis en ce moment et je suis sûr que tu aurais tenu les mêmes propos que moi, n’est-ce pas ?
Mais, mes bien chers parents, ne vous en faites pas de trop. Plus tard, s’il y a une autre guerre avec l’Allemagne, j’aurai des frères et des neveux qui me vengeront.
Adieu, ma mère chérie, adieu mon cher père, adieu mes parents que j’aime tant, je ne peux plus écrire, mes larmes débordent. Je vous envoie mes baisers les plus forts.
Maintenant vive la France, et en avant !
Votre fils Ferdinand."
Cinq jours plus tard, le 16 avril 1917, il tombe au champ d’honneur à l’attaque d’Heurtebise, près de Verdun.
Il n’avait que 20 ans.
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2]. Cet article est paru dans le journal du samedi 20 février 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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