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"Il y a beaucoup de colère contenue chez les jeunes qui peut entraîner à une consommation d'alcool et de stupéfiant"
Propos recueillis par Anthony Tejero | Crée le 09.03.2025 à 13h30 | Mis à jour le 26.03.2025 à 15h28

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Évelyne Barthou, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Pau et chercheuse affiliée à l’UNC, a présenté les résultats de cette enquête à la mairie de Dumbéa, commanditaire de ce travail. Photo Anthony Tejero
C’est un travail inédit et de longue haleine. Entre 2020 et 2024, une enquête autour des "consommations juvéniles d’alcool et de cannabis" a été menée auprès de 1200 jeunes Calédoniens dont les résultats viennent d’être dévoilés. Et qui permettent d’apporter un éclairage nouveau sur les facteurs qui ont contribué au déclenchement des émeutes, sans doute liées à une colère et une injustice que subit une partie de cette jeunesse. Entretien avec Évelyne Barthou, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Pau et chercheuse associée à l’UNC, qui a piloté ce travail de recherche.

Quel était le but de cette enquête et dans quel contexte a-t-elle été commandée ?

L’enquête a été conduite de 2020 à 2024 pour essayer de comprendre comment, et pourquoi est-ce que les jeunes consomment. Et ce, en incluant ces questions dans un spectre plus large, à savoir les grandes problématiques de la jeunesse en Nouvelle-Calédonie. L’idée c’était de pouvoir produire de la connaissance qui serait utile au territoire et donc aux pouvoirs publics.

Comment avez-vous procédé ?

1200 jeunes ont été interrogés par questionnaire ainsi que 128 professionnels de la jeunesse. En parallèle, on a mené une cinquantaine d’observations sur le terrain, une centaine d’entretiens auprès de jeunes et quasiment 80 auprès de professionnels.

Il y a une surreprésentation de jeunes de Nouméa et Dumbéa, mais on est allé quand même chercher des jeunes de tout le territoire, de différentes communautés et origines sociales.

Un des premiers enseignements qui ressort de ce travail, c’est une lecture ethnique de la jeunesse profondément ancrée en Nouvelle-Calédonie…

J’étais assez surprise de voir à quel point il y avait cette grille ethnique dans l’appréhension des autres. Ce " eux " et ce " nous " qui est mobilisé en permanence sur le territoire. C’est quelque chose qui revient beaucoup dans toutes les communautés, tant chez les professionnels, que chez les jeunes. Autrement dit, la communauté joue vraiment en faveur de tout un tas de choses, notamment des consommations.

On a également noté un décalage chez une bonne partie des professionnels de la jeunesse qui ont ces représentations très ancrées, parfois culturalistes, avec des familles défaillantes, " papa kava, maman bingo ". Or il y a énormément de diversité à l’intérieur de chaque communauté. Il est donc difficile d’avoir cette vision un peu généralisante des jeunes.

Vous pointez aussi une focalisation des pouvoirs publics sur la jeunesse kanak…

Oui, c’est indéniable. Pour l’avoir observé sur le terrain, les consommations sont beaucoup plus sanctionnées quand elles sont le fait de jeunes kanak, de jeunes hommes en particulier, que d’autres communautés à d’autres endroits du territoire, notamment dans les quartiers Sud. On voit qu’il y a une différence de traitement de la part de certains. Je ne veux pas généraliser parce il y a beaucoup de crispations en ce moment, mais je pense que cela doit être dit et cela me semble très important pour comprendre aussi ce qui s’est joué sur le territoire en mai.

Selon vous, se focaliser sur la jeunesse kanak, c’est prendre le risque aussi d’invisibiliser les autres communautés. C’est-à-dire ?

D’une part, se focaliser sur la jeunesse kanak revient à homogénéiser une jeunesse qui est multiple, parce que tous les jeunes kanak ne sont pas forcément des consommateurs, ni des consommateurs à risque. D’autre part, cela passe sous silence tout un tas d’autres jeunes, notamment les jeunes wallisiens et futuniens, qui sont légèrement surreprésentées dans notre échantillon sur les consommations régulières, mais aussi excessives dont les ivresses.

Une partie de la jeunesse métropolitaine est surreprésentée parmi les autres consommations, notamment de cocaïne. 

Par ailleurs, une partie de la jeunesse métropolitaine est surreprésentée parmi les autres consommations, notamment de cocaïne. Et cela n’a jamais été mis en avant. Or, ces consommations ont aussi des conséquences. Ces jeunes ne sont pas pensés comme pouvant faire l’objet d’une prise en charge particulière, alors qu’ils en ont peut-être besoin car l’enquête montre aussi qu’il y a une bonne partie de jeunes métropolitains qui ne vont pas bien, notamment du fait du déracinement. On pense donc à tort que ce sont surtout les jeunes kanak qui ne vont pas bien.

Quelles sont les préoccupations formulées par les jeunes et varient-elles selon les communautés ?

Je tiens à préciser que cette enquête a été réalisée avant les émeutes. D’une manière générale, l’emploi est vraiment un enjeu majeur pour toutes les jeunesses, peu importe la communauté.

Mais dans le détail, on trouve une surreprésentation de jeunes kanak dans les préoccupations autour de la situation politique et climatique, quand on retrouve une surreprésentation des jeunes Européens dans des préoccupations liées à la trajectoire scolaire et aux relations amoureuses.

C’est comme si on avait des jeunesses qui avaient un environnement ou des projections différentes. Cela pèse évidemment de façon très lourde sur leur trajectoire et leur parcours.

Est-ce une explication des fractures au sein de la société calédonienne ?

Quelques jeunes ont des positions un peu extrêmes, mais l’écrasante majorité d’entre eux aimerait sortir de ces fractures et de ces clivages. Ils en ont vraiment marre de vivre avec cette tension entre loyalistes et indépendantistes et ont envie de vivre avec les autres. Ils ont souvent des amis d’autres communautés, mais ils sont un peu pris au piège aussi de ces logiques-là.

Les jeunes kanak sont plus nombreux à déclarer avoir des problèmes de consommation que les jeunes des autres communautés. Pourquoi ?

L’alcool et le cannabis sont, au fond, peu corrélés à la communauté. Par contre, ce qui est notable, c’est qu’il y a une légère surreprésentation des jeunes kanaks et wallisiens-futuniens sur les cas d’ivresse. Sur le cannabis, la communauté n’intervient pas, ce qui montre à quel point cette consommation est répandue et assez régulière sur le territoire.

Il y a un biais ethnique assez important dans la perception de soi.

Ceci dit, les jeunes kanak, du fait de ce prisme communautaire et de cette focalisation d’une partie des acteurs publics et des professionnels sur cette jeunesse, vont intérioriser et se construire avec cette idée qu’ils ont plus de problèmes. Parmi les faibles consommateurs, ils sont plus nombreux à penser avoir un problème. Il y a donc un biais ethnique assez important dans la perception de soi et qui peut avoir des conséquences dans la projection, dans les formes d’autocensure pour la suite.

Vous mettez également en avant un biais du genre, c’est-à-dire que les jeunes filles estiment davantage avoir des problèmes de consommation que les garçons. Pourquoi ?

Les filles consomment autant que les garçons, mais de façon moins régulière et elles sont sous-représentées dans les cas d’ivresse ou de " black-out " (trou noir). En revanche, elles pensent avoir plus de problèmes que les garçons. Ce biais de genre s’explique en partie par la socialisation. On n’éduque pas les filles et les garçons de la même façon. On va avoir plus de tolérance dans la prise de risque masculine quand on va avoir tendance à plus protéger les filles. D’une manière générale, les garçons vont donc être plus exposés à toute forme de prise de risque.

Vous avez interrogé les jeunes sur les principales raisons qui les poussent à consommer. Quelles sont-elles ?

La première, assez classique, c’est d’être avec les autres et faire comme eux, c’est-à-dire qu’on consomme de peur d’être exclu du groupe si on ne le fait pas. C’est là que certains se font embarquer et basculent d’une consommation sociale à une consommation individuelle beaucoup plus problématique.

La deuxième raison formulée, c’est de consommer pour essayer de s’apaiser ou pour fuir le quotidien et ses difficultés. D’autres vont essayer d’apaiser des colères. C’est beaucoup ressorti. Il y a beaucoup de colère contenue. En bout de chaîne, cela peut entraîner une consommation pour sombrer et s’abandonner totalement, ne plus être dans le présent. Certains l’ont clairement dit.

Face aux difficultés à s’exprimer, certains expliquent aussi consommer pour reprendre confiance en eux…

Oui, il s’agit de démontrer certaines choses et c’est très lié à des situations d’inégalité, d’injustice, de déscolarisation, de délinquance. Là, on retrouve une surreprésentation des jeunes kanak.

Certains jeunes ont le sentiment qu'on ne les écoute pas ou trop peu dans la famille, dans le clan, à l'école, ce qui crée de fortes tensions.

Enfin, le quatrième registre c’est interpeller et exister à travers ses consommations, c’est-à-dire attirer l’attention sur la jeunesse. C’est vraiment une espèce d’appel au secours. La question de la place de la jeunesse et de la parole de la jeunesse est d’ailleurs beaucoup revenue. Certains jeunes ont le sentiment qu’on ne les écoute pas ou trop peu dans la famille, dans le clan, à l’école, ce qui crée de fortes tensions. Il est donc urgent de pouvoir imaginer des espaces où on associe la jeunesse à toutes ces discussions.

L’enquête met en lumière, au-delà des raisons, les contextes qui expliquent ces consommations, à commencer par les inégalités. Pouvez-vous développer ce constat ?

On s’est très vite rendu compte que ces consommations s’inscrivaient, au-delà des problématiques personnelles, familiales ou sociales, dans un contexte sociopolitique particulier. L’un des facteurs explicatifs majeurs, ce sont ces inégalités socio-économiques et communautaires que connaît la Nouvelle-Calédonie.

Parmi les 15-64 ans par exemple, 49 % des kanaks n’ont pas de formation diplômante, contre 33 % des non-kanaks. J’aimerais donc qu’on dépasse un peu cette question des consommations car ce qui s’est passé en mai montre qu’il y a une colère qui ne touche pas que les jeunes en grande difficulté ou en grande précarité. Ces inégalités socio-économiques touchent tous les jeunes, notamment les jeunes diplômés qui ont le sentiment de ne pas pouvoir avoir accès à des postes à hauteur de leur qualification, ou qui voient partir des postes donnés à des gens de l’extérieur, notamment des Métropolitains. Cette colère touche l’ensemble de la communauté kanak.

Justement, pour vous, les ingrédients qui ont conduit aux émeutes étaient déjà réunis au moment où vous avez mené cette enquête. Quels sont-ils ?


Scène de désolation aux lendemains des émeutes, dans le quartier du Médipôle ou la plupart des enseignes ont été pillés, saccagées ou brûlées. Photo Anthony Tejero

Je m’appuie sur le travail du sociologue Marwan Mohamed, qui a étudié ces questions dans les quartiers prioritaires en France. Pour expliquer les émeutes, il y a la combinaison entre deux ingrédients majeurs. Le premier, c’est un fort sentiment d’injustice sociale et le sentiment que rien ne bouge. Et on le retrouve beaucoup ici : une forme d’immobilisme à travers ces clivages.

Ensuite, il y a cette colère et le sentiment de partager des valeurs communes, mais de ne pas y avoir accès : de ne pas avoir suffisamment de moyens pour accéder à l’emploi, à un logement, etc. Certains ont vraiment le sentiment de ne pas avoir les mêmes chances que les autres.

En Nouvelle-Calédonie, il y a la partie visible : les consommations, les addictions, la violence, etc. Mais il y a aussi tout ce qui relève des formes de violence intériorisée.

Cette combinaison produit des comportements antisociaux, de la violence et, en bout de chaîne, des émeutes. En Nouvelle-Calédonie, il y a la partie visible : les consommations, les addictions, la violence, etc. Mais il y a aussi tout ce qui relève des formes de violence intériorisée. Avec ce sentiment très présent d’infériorisation d’une partie de la population, notamment de la jeunesse kanak, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur rapport aux autres.

Il faut absolument réussir à travailler sur ces inégalités et ce sentiment d’injustice qui n’est pas qu’un sentiment. Et ce, pour éviter que ces violences se reproduisent mais aussi pour que les jeunes puissent se construire de façon totalement positive.

Note

L'enquête a été financée par le Fonds d'expérimentation pour la jeunesse afin d'évaluer les politiques publiques de la ville de Dumbéa.

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