
Le mot "bagnard", je n'ai jamais eu peur de le dire. Il ne sert à rien d'essayer de cacher le passé, je préfère l'assumer. Il n'y a de toute façon aucune honte à avoir, je ne me sens pas responsable de ce que mes ancêtres ont pu faire au siècle ou au millénaire dernier ! Mon père ne savait même pas que notre ancêtre était un bagnard, c'est moi qui le lui ai appris. Il ne savait finalement pas grand-chose de nos origines, et ce vide était extrêmement intrigant pour la férue d'histoire que j'étais déjà. J'avais envie de savoir d'où nous venions, qui nous étions.

Ma quête a débuté en 1995, chez les Mormons, à Rivière-Salée. Je suis allée à la rencontre de Mme Henriot, qui était connue pour faire des recherches généalogiques depuis plus de vingt ans. Elle m'a donné beaucoup de précieux conseils et m'a orientée vers Louis-José Barbançon, le grand monsieur de l'histoire du bagne. Il rédigeait sa thèse à ce moment-là. Il m'a indiqué la procédure à suivre pour parvenir rapidement à mes fins auprès des Archives de l'outre-mer, à Aix-en-Provence: grâce aux numéros de cartons de documents qu'il m'a fournis, j'ai réussi à récupérer le dossier de Valentin Komornicki sans même faire le déplacement. À l'intérieur, aucune photographie de lui, mais l'histoire de sa vie.
" Fils de Leon Komornicki et de Maria Brysmoska, Valentin est né le 1" février 1831, à Radom, dans une région de Pologne qui était sous domination russe en ce temps-là. Ce sont probablement les tensions politiques qui l'ont poussé à partir pour la France. Il s'est établi en Champagne, autour de Reims, où il a retrouvé un peu du pays en se mariant avec Catherine Balignac, elle aussi d'origine polonaise. L'orthographe de son nom de famille, qui sonne très polonais, a été francisée. À l'origine, c'était Balyniak. De Marie-Eugénie, l'aînée, qui voit le jour en 1858, à Louis-Valentin, quinze ans plus tard, le couple de tisseurs donne naissance à six enfants.
Comme la grande majorité des familles d'ouvriers de l'époque, le foyer vit très modestement. Je ne vous dirai pas que Valentin mène une vie rangée, car ce n'est pas vraiment le cas. Il a régulièrement des ennuis avec la justice, pour des histoires d'injures, de bagarres et notamment pour "coups à un agent".
Deux séjours de quinze jours en prison ne suffiront pas à l'assagir. La patience des juges a des limites et la huitième condamnation est celle de trop. En 1873, pour un petit vol qui ne lui rapporte que des timbres-poste, du chocolat, des bougies, des liqueurs et quelques autres bricoles, le procureur explose : "Komornicki est un paresseux, il travaillait rarement et vivait de braconnage et du produit des vols qu'il commettait." Mon arrière-grand-père prend huit ans de travaux forcés. Plus dur encore, la cour d'assises de Reims le condamne à la transportation en Nouvelle-Calédonie.
" Mais si Valentin est emmené à l'autre bout du monde, comment la famille va-t-elle survivre ? Catherine allaite encore la petite Félicie, elle ne peut pas travailler. Les quatre premiers enfants sont encore trop jeunes pour gagner leur vie, et l'aide du bureau de bienfaisance se limite à un pain de trois kilos par semaine. Catherine ne voit qu'une solution. Elle se lance à corps perdu dans un combat qui ressemble à un va-tout pour échapper à la misère la plus totale : convaincre l'administration de l'envoyer en Nouvelle-Calédonie en même temps que son mari.

Ses requêtes répétées se heurtent aux refus du ministère des Colonies, qui ne veut envisager d'y accéder que lorsque Valentin "aura subi dans la colonie un certain nombre d'épreuves". À son immense désespoir, Catherine manque le 24° convoi, qui embarque son homme à Toulon à bord du Var et arrive sur l'ile Nou en janvier 1874.
Valentin, matricule 5864, n'y passera finalement qu'une année en détention, avant que l'administration ne lui attribue la concession agricole n°59 au lieu dit " La Taraudière ", à Bourail, au bord de la Néra. À Reims, Catherine ne renonce pas. Elle engage un écrivain public et multiplie les démarches auprès des autorités.
Elle obtient le soutien du commissaire de police Loncet et du procureur de Reims, qui s'émeuvent de sa condition et appuient sa demande par des témoignages écrits.
En 1875, le ministère cède enfin et lui délivre le précieux laissez-passer. Catherine n'est pourtant pas au bout de ses peines, car les retrouvailles avec Valentin ne sont pas des plus heureuses.
" Dans les correspondances que j'ai découvertes, Catherine se plaint beaucoup de la violence de son mari, qui fait vivre un enfer à toute la maisonnée. Elle se tourne de nouveau vers l'administration et la supplie, cette fois-ci, de la renvoyer en Métropole. Une bien triste ironie du sort.
Datée de 1876, la lettre au ministère de M. Pritzbuer, gouverneur de la Calédonie et dépendances, est catégorique: "La femme Komornicki sollicite son rapatriement pour elle et ses cinq enfants [...] Komornicki est d'un caractère irascible, brutal et méchant : il na fait aucun travail sur sa concession qui est en mauvais état."

Malgré ce témoignage accablant, Catherine n'a probablement pas obtenu gain de cause. J'ai retrouvé des réponses négatives, et aucun signe de son retour au pays. Le couple s'est toutefois séparé, car Valentin s'est remarié quelques années plus tard, en 1882, avec Rose-Henriette Tessier, mon arrière-grand-mère. Elle vient d'Auverse, dans le Maine-et-Loire, et elle a également connu la transportation: elle a écopé de quinze ans de prison pour "incendie volontaire de récolte en tas et en meules ayant communiqué le feu à des bâtiments".

Ce deuxième mariage est apparemment beaucoup plus paisible. Rose-Henriette donne naissance à quatre enfants: Léon, mon grand-père Félix, Joseph et Alexandre. L'exploitation agricole va beaucoup mieux, elle aussi, comme en atteste un rapport ou Valentin est décrit comme un "bon travailleur, avec une très belle concession".

" Ses dernières années se déroulent sans incident notable, et il décède en 1894, à l'âge de 63 ans. C'était peut-être la première fois de son existence qu'il connaissait une période aussi calme, lui qui aura été un grand turbulent. Parmi les descendants, personne n'a connu d'ennuis comme ceux hérité de son sacré caractère de Polonais. "Forte gueule", c'est comme ça qu'on dit ! "



"Cinquième enfant du premier mariage de Valentin, Félicie a suivi sa mère et sa fratrie pour rejoindre son père en Nouvelle-Calédonie, quand elle n'était qu'un bébé. Une vingtaine d'années plus tard, suite à la séparation de ses parents, elle est partie vivre en Australie. Elle en est revenue avec deux enfants, mais sans mari. Je n'en ai pas encore la certitude absolue, mais il semblerait bien que mon grand-oncle Alexandre, dit " tonton Victor ", qui est né du second mariage de Valentin, et qui est donc le demi-frère de Félicie, ait décidé de reconnaître les deux enfants pour qu'ils portent le nom de Komornicki. Et grâce à cela, Félicie n'était pas vue comme une mère célibataire, ce qui était toujours très difficile à vivre. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi 27 février 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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