
"Charles Edouard Lécard est né le 19 mars 1850 à Scey-sur-Saône (Haute-Saône). Il est agent de culture au Sénégal dès 1869 où il est notamment en charge des jardins publics de Dakar. Son poste est supprimé en 1876, il prend donc la plume et écrit au ministre de la Marine et des Colonies pour lui demander "de bien vouloir [le] nommer agent de culture ou de colonisation pour la Nouvelle-Calédonie, emploi semblable à celui [qu'il] possède au Sénégal". Théodore Lécard, le frère de sa mère, est en poste dans cette colonie, où il est le commandant du pénitencier agricole d'Uaraï (Fonwhary), nous pensons qu'il a voulu rejoindre cet oncle qui menait une belle carrière. "

Manuela Cherrier tient devant elle deux épais dossiers d'archives. Celui de son arrière-grand-père, Charles Lécard, qui renferme toutes ses notations année par année et celui de Nicolas Cherrier, son grand-père gendarme, un des gendres du commandant de pénitencier. Deux hommes qui font l'admiration de la famille.
" Charles intègre l'administration pénitentiaire en tant qu'agent de colonisation de troisième classe et arrive en Nouvelle-Calédonie à bord du Bordeaux en 1877.
Il rejoint son oncle à Fonwhary où il occupe, sous ses ordres, la fonction de commandant adjoint. Nous pensons que cette cohabitation ne se passe pas très bien, mon arrière-grand-père était un homme fragile et les notations confirment qu'il était sous l'emprise de Théodore Lécard. En 1878, ce dernier est suspendu et Charles prend la direction du pénitencier de Canala. Le directeur de l'administration pénitentiaire écrit de lui : "Paraît assez emprunté depuis qu'il est obligé de diriger lui-même le pénitencier agricole, son oncle ne lui ayant laissé aucune initiative à Fonwhary, l'annulant complètement."

Ma tante Odette disait de son grand-père qu'il n'aimait pas punir les condamnés, que c'était un homme doux, ses notations le confirment de nouveau : "Instruit et expérimenté sur les cultures coloniales. Caractère docile, réservé, ferme et énergique [...] bon comptable très modeste [...] Caractère doux et réservé, mais je ne partage pas l'opinion de l'agent général des cultures sur la fermeté et l'énergie de cet agent." En 1880, il retrouve le pénitencier de Fonwhary dont il devient le directeur. Et là, les ennuis commencent.
Entre 1881 et 1882, il est victime de plaintes de la part de femmes de concessionnaires. Les enquêtes l'innocentent et concluent que "les femmes ont à tort accusé le commandant du pénitencier de leur avoir fait enlever leur concession parce qu'elles lui avaient refusé leurs faveurs". L'affaire est retentissante et va jusqu'au ministre des Colonies.
Le 26 juin 1882, il épouse Camille Vacher, la fille d'un surveillant militaire. Or, les ennuis continuent. Le directeur de l'administration pénitentiaire note dans son dossier qu'il donne entière satisfaction mais aussi : "Le mariage qu'il vient de faire suffira pour le mettre à l'abri des plaintes portées contre lui par les femmes de concessionnaires mais il sera, je crois, nécessaire de le déplacer d'un pénitencier sur lequel la famille de sa femme a trop d'intérêts engagés." En effet, une nouvelle inspection est menée contre lui : il s'avère qu'il couvre les agissements d'usure de la tante de son épouse vis-à-vis des concessionnaires.
Entre 1883 et 1886, il est envoyé au pénitencier agricole du Diahot puis à la commission des recettes de Nouméa, ensuite à Ducos et une première fois à Bourail. Il part pour l'île des Pins, avant de revenir commander le centre agricole de Bourail. Malgré sa promotion à la deuxième classe entre-temps, les ennuis le poursuivent. Et tout semble en rapport avec son caractère un peu faible. L'inspecteur Bonnafoi écrit en 1888, au sujet de faits remontant à 1886 : "S'est permis de son autorité privée de mettre en liberté deux condamnés punis de cellule par le prétoire. D'un autre côté, M. Lécard me paraît aussi peu soucieux de ses devoirs que des intérêts de l'État remis entre ses mains, car il me semble profiter étrangement de sa situation pour attacher à son service particulier un personnel nombreux qu'il détourne ainsi du service général du pénitencier."
Il est suspendu un mois et menacé d'être envoyé continuer son service en Guyane. Il est muté à Ducos puis il commande le pénitencier dépôt de l'ile Nou où le directeur de l'administration pénitentiaire dit de lui en 1889 : "M. Lécard est sans contredit notre meilleur commandant de pénitencier. Il a beaucoup d'expérience, une grande activité, sait se faire obéir et se montre très discipliné. Il rend de grands services à l'île Nou et je suis on ne peut plus satisfait du concours excellent qu'il me prête." Juste avant de mourir le 16 décembre 1890, à l'âge de 40 ans, il est promu commandant supérieur. "

Charles et Camille ont trois filles : Antoinette, née en 1885 à Bourail, Théodora, née en 1886 à l'ile des Pins, et Adèle née en 1888 à l'ile Nou. La veuve de Charles, enceinte au décès de son mari, meurt quelques semaines après lui et après avoir accouché d'un quatrième enfant, sans vie.

Les trois filles sont élevées par leur grand-mère maternelle, les deux aînées deviennent institutrices.
Adèle, la dernière fille du commandant, épouse à Thio le 24 mai 1911 Nicolas Cherrier, un gendarme à cheval originaire des Ardennes. Il est veuf de Léonie Rivière, de laquelle il a déjà trois enfants, Raoul, René et Lucien.

Le dernier sera élevé par Adèle qui met au monde à Thio, Odette, Robert et Jean, le père de Manuela. " Mon grand-père rachète la propriété Fullet à Nakéty, et s'y installe à sa retraite. Il y a une propriété et une concession autour.

Je suis née à Canala, et les souvenirs que j'ai de mon enfance sont des souvenirs heureux de fraternité. Les habitants de la tribu voisine nous ont vus grandir avec mes sept frères et sœurs et mes cousins. Aujourd'hui encore, ils nous reçoivent avec plaisir. Je me souviens des visites des gendarmes Citron et Blanchard. C'était une période d'insouciance où nous jouions tous ensemble avec nos voisins kanak. En revanche, comme dans beaucoup de familles de colons libres à l'époque, on nous défendait de faire ce que les anciens appelaient des "mésalliances" avec des descendants de condamnés ! Aujourd'hui, tout ça a bien changé, dans un sens comme dans l'autre...."


Lionel Cherrier : il est le fils de Lucien Cherrier, né du premier mariage du gendarme Nicolas Cherrier avec Léonie Rivière. Très jeune à la mort de sa mère, Lucien a été élevé par Adèle Lécard. Lionel Cherrier, né en 1929 à Nakéty, est ingénieur chimiste et homme politique. Après des diplômes d'ingénieur chimiste et des brevets d'agronomie obtenus en France, il rentre en Calédonie en 1956. Il est nommé en 1957 directeur général de la SCTO (Société de culture et de transformation des oléagineux), et est, entre autres, membre fondateur de la jeune chambre économique de la Nouvelle-Calédonie, membre de l'Assemblée territoriale de 1971 à 1975 et sénateur de la République entre 1974 et 1983. Il participe en tant que membre fondateur à la création du Rassemblement pour la Calédonie en 1977, puis à celle de la Fédération pour une nouvelle société calédonienne (FNSC) en 1979. Il est décédé en octobre 2016 à l'âge de 87 ans.
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi 31 décembre 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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