
" Après dix ans passés dans l'infanterie de marine entre 1870 et 1880, Pierre-Henri Legras décide de s'engager dans le corps des surveillants militaires et débarque du Navarin, le 7 janvier 1886. Selon la mémoire familiale, mon grand-père devient intendant au fort Téremba, mon oncle Fernand est d'ailleurs né là-bas en 1888.

Sur son acte de naissance, il est écrit que son père, surveillant militaire, est avec son épouse domicilié à Moindou et que l'enfant est né chez Félix Lecerf, surveillant militaire à Téremba. Or, Pierre-Henri ne figure pas sur la liste des surveillants du fort, c'est donc un mystère... "
Jean-Claude Legras, le petit-fils du surveillant, est un octogénaire à la faconde intarissable. Son grand-père, son père et ses oncles, puis lui-même ont été pionniers dans bien des domaines. Il est aujourd'hui l'ardent défenseur de la mémoire de ses aïeuls, et tente de retisser le fil de leur vie.

" Pierre-Henri aurait-il été en poste à Téremba provisoirement et sans être officiellement nommé ? Autre hypothèse, la liste des surveillants peut être incomplète, difficile de tenir des registres exhaustifs pendant trente ans. Par ailleurs, l'année précédente, lors de son mariage en 1887 avec Ferdine-Marie Desnoyers à Nouméa, il est domicilié à La Foa.
" Après sa démission en janvier 1890, mon grand-père exerce toutes sortes de métiers. Il est d'abord embauché comme comptable à l'usine de Ouaco, la fameuse conserverie, puis la famille agrandie déménage à Nouméa.
Entre 1888 et 1909, le couple Legras donne naissance à neuf enfants. Pierre-Henri travaille ensuite pour le ministère public au tribunal correctionnel, puis il rejoint l'étude de Maître Verteuil.
Finalement, il devient journaliste et fonde, le 10 avril 1899, Le Bulletin des Tribunaux. Le journal à l'époque se contente de relater les procès. Après plusieurs changements de titre, il devient Le Bulletin du Commerce.
" Pierre-Henri Legras se fait défenseur des colons. Il n'hésite pas à aller à cheval en Brousse à la recherche d'informations. Le Bulletin du Commerce est lu par les Broussards qui y trouvent des chroniques agricoles et les faits divers amplement commentés. Le tirage dépasse alors les 1 000 exemplaires.
Toute la famille participe à la fabrication du bulletin. Ma grand-mère aurait pu raconter la vie de tout le monde, elle connaissait toutes les histoires des vieux Broussards ! Le Bulletin du Commerce est un journal engagé, il dénonce les abus supposés de l'administration. Il est trois fois saisi et quinze fois poursuivi pour délit de presse. Cela lui vaut quelques procès avec saisie du mobilier, rude épreuve pour la famille parfois réduite à ne pas manger à sa faim. Dans ces moments difficiles, seule la franc-maçonnerie vient à sa rescousse !
En plus du bulletin qui paraît le mercredi et le samedi, Pierre-Henri Legras lance en 1908 L' agenda d'Anatole, un hebdomadaire satirique dirigé contre le gouverneur Richard, à propos duquel il écrit, paraphrasant Voltaire :
"Il faisait le tour de l'Anse-Vata, arrivé au rocher à la Voile, un serpent le mordit et que croyez-vous qu'il arriva ? Ce fut le serpent qui mourut !"
" Dès le début de la guerre, les fils de Pierre-Henri, mes oncles Fernand et Paul, sont mobilisés. Fernand est envoyé sur le front d'Orient tandis que Paul accompagne le Bataillon du Pacifique. Mon grand-père distribue alors chaque jour gratuitement Le Bulletin de Nouvelles.
Puis il fonde, avec une œuvre sociale de guerre, Le colis du Niaouli. Un jour, alors qu'il avait envoyé un carton de bouteilles d'essence de niaouli pour aider aux soins, il reçut de l’État-major des armées une lettre le remerciant de l'envoi d'essence pour les véhicules !
" Deux ans avant sa mort, Pierre-Henri devient aveugle. Il dicte alors ses articles à sa fille Renée. Il décède le 11 mai 1927, la plume à la main. Fernand reprend le journal avec son frère André, devenu journaliste, et sa sœur Renée.
Ensemble, ils doublent le tirage, et fin 1932, Le Bulletin du Commerce paraît sur 32 pages. Fernand devient conseiller territorial puis président du Conseil général et reçoit, en 1956, le général de Gaulle en visite en Nouvelle-Calédonie.

Alors que je souhaitais racheter le journal, mes oncles l'ont vendu à d'autres et, pour finir, la SLN a racheté le titre.
Pendant ce temps, mon père, Marcel, autodidacte en droit, devient huissier puis juge. Il fonde en 1929 le plus ancien cabinet d'affaires du territoire et, en 1947, un cabinet d'assurances. C'est à ce titre-là qu'il crée l'antenne calédonienne de la Prévention routière. Il avait acheté un fourgon Renault et créé une piste mobile avec des boudins de sable, des panneaux et des bicyclettes. Pendant les kermesses, les enfants venaient, il leur faisait un petit cours et hop ! ils roulaient. Tout le personnel du cabinet Legras était réquisitionné pour animer le stand ! Un jour, nous avons eu le droit de faire des loteries à gros capitaux, c'est ainsi que nous avons eu les fonds nécessaires pour la création du centre de la sécurité au Receiving. Mon père a présidé l'association pendant trente ans et moi vingt de plus derrière lui. Marcel a également tenté d'ouvrir un petit supermarché, Fortuna, mais il fallait payer comptant et cela n'a visiblement pas plu, cela n'a pas duré.

Nous avons hérité de Pierre-Henri ce goût d'entreprendre. J'ai moi-même été, après les Jeux du Pacifique de Fidji en 1963, cofondateur du Cercle des nageurs calédoniens. C'est un club d'élite! Chaque génération, à sa façon, apporte sa contribution au développement du pays. "

La natation sportive avait totalement disparu de 1952 à 1963 en Nouvelle-Calédonie. Elle réapparut en mai 1963, lors de la décision de créer les Jeux du Pacifique prévoyant, parmi les sports obligatoires, la natation sportive. Il fallut à la Ligue de natation Nouvelle-Calédonie, remise en place par Henri Daly et Jacques Mouren, constituer une équipe en quatre mois. Elle sollicita l'aide de M. Bastoggi pour entraîner les nouveaux et anciens nageurs. En quatre mois, elle constitua l'équipe calédonienne purement masculine : formée de quatre anciens (d'avant 1952) et quatre nouveaux. Les anciens : Jacques Duffayet, Jean Bouye, l'entraîneur Charles Bastoggi ; Jean-Claude Legras, Philippe Postal. Les jeunes : Joseph Douepere, Jean-Yves Mamelin, Philippe Lesturgie, François Caillard. À l'issue des Jeux, Jean-Claude Legras devint un des cofondateurs du mythique club de natation, le Cercle des nageurs calédoniens (CNC).

En 1882, après la faillite de la Compagnie de la Nouvelle-Calédonie, la Compagnie franco-australienne du baron Digeon rachète ses 24 000 hectares de terre à Gomen pour y élever du bétail et reprend l'engagement de construire 25 km de route en dix ans.
Le contrat prévoit que la route sera construite moyennant la mise à disposition de 200 à 500 condamnés. Or, dix ans plus tard, seuls 2,5 km de route ont été réalisés. Les forçats mis à la disposition de la société ont été utilisés à d'autres occupations... En effet, en 1886, le baron Digeon obtient du ministère de la Guerre le marché de la moitié de la fourniture des viandes de conserve destinées aux troupes.
La Société de Ouaco est créée et une conserverie est mise en chantier, dont la gestion est confiée à la Maison Prévet. La production débute en 1889 et, l'année suivante, l'usine compte 286 condamnés affectés. Au cheptel de la Société de Ouaco constitué de 15 000 têtes de bétail s'ajoutent les troupeaux des éleveurs locaux. Un village naît et devient une véritable petite cité industrielle. À côté des abattoirs où 100 bœufs sont tués chaque jour, s'implantent des ateliers de toutes sortes : forge, ferblanterie, menuiserie, savonnerie... En 1893, l'usine produit, entre autres, un million de boîtes de conserve de bœuf pour le ministère de la Guerre.

"Je situais l'arrivée des Legras en Nouvelle-Calédonie avec celle de mon grand-père, en 1886. L'année suivante, il épouse Ferdine-Marie Desnoyers. Or, c'est d'elle que naît la récente découverte familiale, et ce grâce aux recherches de Claude Cornet. Mes arrière-grands-parents maternels figurent en fait parmi les tout premiers colons.
Afin de peupler le territoire, le gouverneur Guillain a eu l'idée de faire venir des femmes en Nouvelle-Calédonie. Les premières jeunes filles à marier descendent du Fulton le 22 septembre 1863. Parmi elles se trouve mon arrière-grand-mère, Victorine Bouchet.
Ces orphelines sont encadrées par les sœurs de Saint-Joseph, et logent à leur arrivée à Nouméa, dans un bâtiment spécialement construit pour elles dans une baie proche du centre, et qui porte aujourd'hui le nom de quartier de l'Orphelinat.
Les mariages, organisés entre ces pupilles et des militaires ou des colons libres, se font dans les semaines et les mois qui suivent. En janvier 1864, Victorine épouse Ferdinand Henri Desnoyers, un cultivateur âgé de 38 ans dont nous situons l'arrivée vers 1853. Ma grand-mère Ferdine-Marie est leur deuxième fille. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi 23 juillet 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
[2] https://atupnc.blogspot.com/
[3] https://www.lnc.nc/user/password
[4] https://www.lnc.nc/user/register
[5] https://www.lnc.nc/formulaire/contact?destinataire=abonnements