
Comment auraient-ils pu s’en tirer ? Cette poignée de pêcheurs aux revenus modiques, assis sur une mine d’or qu’ils étaient incapables d’estimer, issue d’un produit dont il ne connaissait rien, n’avait pas l’étoffe de narcotrafiquants. Ils n’ont d’ailleurs ni goûter à leur fortune, ni à leur longévité. En quelques mois, le trafic fragile qu’ils ont bien tenté de mettre en place pour "faire des pièces" s’est écroulé, renversé par l’amateurisme de la quasi-totalité de ses acteurs.
Ils étaient onze, mardi 22 juillet, à comparaître libres ou détenus devant le tribunal correctionnel de Nouméa. "Une audience exceptionnelle pour un dossier hors-norme", a introduit le président du tribunal. Tout, dans ce procès, était en effet inédit. À commencer par l’arrivée de près de 50 kg de cocaïne à l’île des Pins par la mer, probablement tombés d’un cargo. Lucien V., pêcheur de langoustes, sera le premier à mettre la main sur une partie de la marchandise. Environ vingt kilos, échoués sur le récif. C’était en juin 2024.
"Un matin, je suis tombé sur un bidon bleu qui flottait, raconte-t-il à la barre. En dessous, il y avait un filet accroché avec un carton qui contenait des paquets." Il en ramène "au moins 25" chez lui, qu’il décide "d’enterrer dans le jardin". Les mois passent et Lucien V. ne sait toujours pas quoi faire de cette marchandise, dont il doute de la nature. Dix-sept kilos seront finalement retrouvés chez lui par les gendarmes en mai 2025, près d’un an après la découverte. Entre-temps, il remet gratuitement six pains de cocaïne à un ami, persuadé que celui-ci, plus débrouillard, saura quoi en faire. C’est par ce dernier que naîtra la "première branche" du trafic entre l’île des Pins et Nouméa.
Jean-Paul B. n’est pas, pour autant, un initié. Déjà condamné il y a plusieurs années pour trafic de cannabis, il n’a jamais touché, de près ou de loin, à la cocaïne. Il hésite d’ailleurs sur la composition de cette poudre contenue dans les pains. Alors il teste la marchandise, en l’ingérant dans un premier temps. "Ça m’a paralysé la moitié du visage pendant plusieurs heures." Il retentera l’expérience quelques semaines plus tard, cette fois par voie nasale, après avoir "vu un film". "J’ai travaillé pendant sept heures au champ sans m’arrêter", raconte-t-il, devant une salle amusée.
Il s’associe alors avec Charles T., qui a "connu le grand monde", c’est-à-dire l’Hexagone, où il a purgé une longue peine de prison pour viol. C’est à lui que Jean-Paul B. confie le soin de transporter la drogue de l’île des Pins à Nouméa, où il est chargé de trouver des clients. Au total, Charles T. réalisera cinq voyages entre décembre 2024 et mai 2025, trois en avion et deux en Betico, pour acheminer environ 1,5 kg dans la capitale. Il concentre ses recherches de clients au restaurant Le Bout du Monde, où il parviendra à vendre une partie de sa marchandise à "un propriétaire de voilier de Moselle" dont l’identité n’a pas été découverte. Les prix fixés par les néotrafiquants défient toute concurrence. "On sait qu’au départ, certaines transactions se faisaient à 5 000 francs le gramme", révèle la procureure de la République. Dérisoire, quand on sait qu’un gramme de cocaïne peut atteindre 30 000 francs à Nouméa.
Resté à l’île des Pins, qu’il n’a jamais quittée, Jean-Paul B. tente de suivre à distance le trafic qu’il a mis en place, sans réel succès. "Charles passait beaucoup de temps à Nouméa", à dépenser son argent dans les hôtels et les bars. "J’étais dans le noir complet", affirme Jean-Paul B. Alors, il cherche d’autres relais. Bruno P., habitant de Magenta, lui promet d’écouler 800 grammes pour huit millions de francs. Trois fois moins que ce qu’il pourrait en tirer. "Je me suis rendu compte qu’il essayait de nous arnaquer." Celui-ci finira par trouver un acheteur dans un club du sud de Nouméa, à qui il laissera "un kilo pour un million", indique Bruno P., visiblement pas plus au fait du cours de la cocaïne en Nouvelle-Calédonie. Un certain "Vincent" se volatilisera quant à lui avec 2 kg, tandis que Paul T., accro au poker, réussit à vendre pour un million de francs, avant de "tout perdre au jeu". Jean-Paul B. et Charles T. parviendront, en six mois de trafic, à récupérer 5 millions de francs. Des surveillances au Bout du Monde et des écoutes téléphoniques ont mené à leur interpellation au mois de mai.
Parallèlement, un second réseau va se monter, à partir de septembre 2024, lorsque Mike V. fait lui aussi la découverte de 26 pains de cocaïne dans un sac qui flotte en baie de Gadji, à l’île des Pins. Les gendarmes retrouveront 22 kg dissimulés chez lui, dans un arbre. Cinq kilos arriveront jusqu’à Nouméa par l’intermédiaire de Rafaël K. Ils n’en tireront que cinq millions de francs, loin des 20 millions sur lesquels ils avaient misé. Là encore, les trafiquants amateurs ont souvent dû se contenter d’avances versées par des revendeurs mauvais payeurs, peu à avoir été formellement identifiés.
C’est sur cet amateurisme que sont appuyés la plupart des avocats de la défense dans leur plaidoirie. "Mais de quel réseau parle-t-on ?", a interrogé Me Brunard, avocate de Jean-Paul B, évoquant un trafic d’opportunité. "Si on a fait ça, c’est aussi à cause du 13-Mai, a expliqué Charles T. Il n’y a plus de touristes sur l’île, et les langoustes, ça ne suffit pas à tous nous faire vivre." Après plus de douze heures d’audience, le tribunal a condamné les onze prévenus à des peines allant de huit mois à trois ans de prison ferme, selon le degré d’implication.