
Croquer dans une belle banane charnue, cuisiner des patates douces, griller une côte de bœuf, préparer un sashimi de thon jaune… La question ne se pose même pas. Évidemment que ces produits frais sont 100 % locaux, bien de chez nous : les bananes et les patates douces ont poussé dans la terre calédonienne, les vaches ont brouté l'herbe grasse des propriétés broussardes, et le thon a été pêché dans les eaux turquoise du Pacifique. Mais si consommer local semble naturel pour certains produits, pour d'autres, les réticences subsistent. Si le miel, les œufs ou la vanille calédoniens ont conquis le cœur des consommateurs, la communication reste encore à faire sur d'autres produits.

La Chambre d'agriculture et de la pêche de Nouvelle-Calédonie (CAP-NC) s'applique à porter haut son credo : Mangeons local ! — preuve que le réflexe n'est pas encore totalement acquis. " La part de produits locaux consommés en Nouvelle-Calédonie est de 20 %, or cela ne permet pas d'être en sécurité alimentaire, explique Pauline Meurley, responsable du pôle alimentation et développement durable à la Chambre. Selon l'Organisation mondiale de la santé, le taux de sécurité alimentaire d'un pays est de 40 %. "
Taux atteint dans les années 1960-1970. " Nous sommes donc capables de l'atteindre ! " assure Franck Soury-Lavergne, élu à la CAP-NC. Pour la Chambre, manger local signifie consommer des produits frais — fruits, légumes, viande et poisson — élevés ou cultivés en Nouvelle-Calédonie. Pour la Fédération des entreprises et industries de Nouvelle-Calédonie (FEINC), il s'agit plutôt de produits fabriqués localement. La nuance est importante. Mais le résultat reste le même : consommer localement, et ainsi soutenir l'économie du pays.
Le palais calédonien est habitué à certaines saveurs. Ainsi, même si le café torréfié localement provient de l'étranger, sa mouture et sa torréfaction répondent à des habitudes bien ancrées. Et lorsque le grain a poussé sous la frondaison des arbres du pays, c'est encore meilleur. Même constat pour le riz. La société Saint-Vincent importe du riz australien, de type médium grain, depuis les années 1980, et le transforme dans son usine de la Tamoa. " En Nouvelle-Calédonie, la moitié du riz consommé est du médium grain ", précise Yves Jean-Baptiste, directeur général. " En Polynésie, c'est le long grain qui domine. " Question d'habitude, donc. Une filière riz 100 % locale tente de se structurer depuis plusieurs années.
A l'inverse, on se souvient du temps où une célèbre pâte à tartiner était interdite à l'importation, pour favoriser une fabrication locale. Une campagne de dénigrement a eu raison de cette protection, et la célèbre marque a fini par s'implanter. Pourtant, " Lors de tests à l'aveugle, la pâte à tartiner locale avait été préférée haut la main ! ", se rappelle Éric Chevrot, secrétaire de la FEINC et défenseur de la marque Cagou, apposée sur les produits fabriqués ou transformés localement. Les produits locaux souffrent encore d'une mauvaise réputation, souvent injustifiée. Même si la dernière étude réalisée en 2020 montre un beau score de 81 % de bonne image de l'industrie locale, et une note très correcte de 14,3/20 pour la qualité des produits.

Concernant les produits frais, le constat est similaire. La viande locale a longtemps été critiquée. À tort : les vaches et moutons du pays paissent librement dans les champs. Un élevage 100 % extensif, rare dans une société d'ultra-consommation. Les bouchers aussi ont affiné leur savoir-faire, et valorisent désormais la viande locale dans leurs vitrines. Il ne reste plus qu'aux cuisiniers et cuisinières à apprendre à la cuire correctement !

S'ajoutent des questions de mode ou d'opportunité. " On peut évoquer l'exemple de la patate douce ou du pitaya. Un producteur s'est lancé, les grandes surfaces ont suivi, et les clients ont acheté. Le produit s'écoule. Aujourd'hui, c'est devenu normal de consommer de la patate douce ou du pitaya ", raconte Chloé Fillinger, directrice de l'Interprofession fruits et légumes de Nouvelle-Calédonie.

Manger local, c'est aussi une affaire d'éducation au goût, d'apprentissage. D'où la volonté de la CAP-NC d'intégrer davantage de produits locaux dans les cantines scolaires. Mais c'est aussi – et surtout – une question économique. Pour beaucoup, le local, c'est trop cher.
Le fonctionnement du marché international est simple : plus un produit est fabriqué en grande quantité, moins il coûte cher. En Nouvelle-Calédonie, cette échelle industrielle n'existe pas. Et si un produit est importé d'un pays à faible coût de main-d'œuvre, avec peu ou pas de normes environnementales ou sanitaires, son prix est imbattable. Ici, travailleurs, consommateurs, animaux et nature sont protégés par des normes strictes – et souvent coûteuses.
À cela s'ajoute une forte saisonnalité : " Saison des pluies, cyclones… tout cela limite la production de fruits et légumes durant le premier semestre de l'année. Durant cette période, la production locale est réduite. Mais au second semestre, nous sommes compétitifs sur les prix – surtout sur les fruits et légumes frais ", explique Franck Soury-Lavergne. " Le problème, c'est que le consommateur retient que la salade est montée à 1 000 francs. Il oublie qu'elle redescend à 150 francs à d'autres moments. "

Une des solutions possibles : transformer les surplus en haute saison, pour lisser les prix tout au long de l'année. Une expérience a été menée à l'usine SOPAC de Koné : habituellement utilisée pour conditionner des crevettes neuf mois par an, elle a été mobilisée trois mois pour transformer le surplus de squash, autrefois exporté vers le Japon. Résultat : produit sauvé, usine active, emplois maintenus, et squash disponible toute l'année – en surgelé.
Le thon pourrait suivre la même voie, selon Mario Lopez, président du syndicat des pêcheurs hauturiers, qui évoque la possibilité de le transformer localement. Thon et squash sont victimes de l'arrêt de la ligne aérienne vers le Japon par Aircalin.
Les produits transformés localement bénéficient d'une protection de marché. Certains critiquent ces mesures, arguant qu'elles empêchent des prix bas. C'est probablement en partie vrai. Mais lever cette protection signifierait aussi la disparition d'emplois : ceux de Saint-Vincent, de Biscochoc, de Socalait, et de bien d'autres industries calédoniennes. " Consommer local possède des vertus économiques évidentes, commence Marjorie Micollet, chargée de communication de la FEINC et porte-parole de la marque Cagou. Création d'emplois, contribution aux charges sociales, solidification du système de santé… " " À chaque fois qu'un pays produit lui-même, il se porte mieux ", acquiesce Éric Chevrot.
Produire local, c'est aussi créer des filières, comme celle du café, du cacao ou encore du riz. " On travaille avec du vivant, c'est du temps long, prévient Franck Soury-Lavergne. Cela ne se décrète pas du jour au lendemain, mais ce qui est important, c'est de se donner des trajectoires. " Créer des filières, c'est organiser le territoire en termes d'emplois, et ainsi créer de l'économie sur tout le pays, de Belep à l'île des Pins, tout en maintenant la population sur son lieu de vie. " C'est un réel enjeu de développement économique, d'autant plus avec la fin du tout-nickel ", estime Pauline Meurley de la Chambre d'agriculture.
" Manger local, c'est un enjeu de santé publique ", affirme Franck Soury-Lavergne. Même transformée, l'alimentation locale reste plus saine, car échappant aux réseaux d'ultra-transformation de l'industrie alimentaire internationale. Les produits locaux sont soumis aux normes européennes et françaises en matière de sécurité alimentaire – et à des exigences phytosanitaires encore plus strictes pour préserver l'écosystème calédonien.

Les intrants utilisés en agriculture sont bien moindres ici qu'en Europe, et a fortiori qu'ailleurs dans le monde. À l'inverse, les fruits et légumes importés sont traités chimiquement à leur arrivée sur le territoire – pas de bio possible de l'étranger.
Quant aux produits transformés, même à base de matières premières importées, leur fraîcheur est inégalable. Un yaourt fabriqué à Nouméa est ultra frais. Un yaourt importé peut avoir une DLC de plusieurs mois. " Les produits fabriqués localement sont frais. On assure leur traçabilité, on sait d'où ils viennent, depuis combien de temps ils ont été fabriqués… ", glisse Éric Chevrot.
Moins de produits chimiques, moins d'antibiotiques, des aliments plus sains pour les consommateurs, les agriculteurs, les ouvriers… et pour la planète. Car consommer local, c'est aussi réduire son empreinte carbone. Une pomme de Métropole aura traversé la planète. Une banane de Mouirange aura parcouru à peine quelques kilomètres. De plus, les produits locaux respectent la saisonnalité : letchis en décembre, mangues de janvier à mars… Pourquoi ne pas appliquer cette logique à tous les fruits et légumes ? Manger sain, manger bon, manger frais, manger écolo. Les arguments ne manquent pas pour inviter les consommateurs à se tourner vers les produits calédoniens. Et comme le rappelle Franck Soury-Lavergne : " L'alimentation ne pousse pas dans les magasins ! "


En direct : Aller au plus près du producteur — sur les marchés ou en vente directe. La CAP-NC tiendra d'ailleurs un village Mangeons local lors de la Foire de Bourail, le 15 août.
Affichage : Dans la plupart des magasins, les étiquettes précisent si le produit frais (fruit, légume, viande) est local ou importé. Cette indication n'est pas obligatoire, mais elle est souvent présente.
La marque Cagou : Pour les produits transformés, la FEINC propose, avec les trois chambres consulaires, la marque Cagou, créée en 2023. Apposée sur les emballages, elle garantit que le produit a été fabriqué ou transformé localement. Pour l'obtenir, il faut répondre à plusieurs critères : normes sanitaires, modification du code douanier, etc.
Les signes de qualité : Trois signes existent en Calédonie : Agriculture responsable, Poulet fermier et Pêche responsable. Ils assurent une qualité, un respect du bien-être animal et un usage raisonné des phytosanitaires. Et surtout l'assurance que ce sont des produits bien de chez nous. Le label Bio Pacifika certifie les produits biologiques –locaux en grande majorité.
Petits caractères : Attention aux faux-semblants ! Certains emballages peuvent induire en erreur. Il arrive qu'on lise " Nouvelle-Calédonie " sur l'étiquette, alors que le produit est entièrement fabriqué à l'étranger. Lisez bien les petites lignes !
Le numéro 5 du magazine Graines de saveurs consacré à la cuisine d'ici et d'ailleurs est disponible dans tous les kiosques à journaux. À noter que tous les ingrédients utilisés dans les recettes sont bien évidemment disponibles sur le Caillou.