
"Nicolas est un laboureur illettré. Il habite dans un petit village corse, à Zérubia, dans l'arrondissement de Sartène. Un jour, il tire sur sa tante, pour une simple dispute au sujet de cochons passés dans son champ. " Évidemment, les conséquences de cet acte sont dramatiques, tout d'abord pour ladite tante qui " touchée à l'occiput succomba aussitôt ", comme le précise l'acte d'accusation, mais aussi pour Nicolas, condamné à vingt ans de travaux forcés par la cour d'assises de Bastia, le 27 août 1878. Pourtant, Yolande raconte la vie de son arrière-grand-père avec un large sourire et une sincère décontraction. " Nous ne sommes pas responsables des erreurs de nos ancêtres, et puis, malgré ce mauvais départ, Nicolas s'est racheté, et ses descendants ont été des gens bien. "

" Paul, mon père, le fils du forçat, était un homme honnête, loyal et très droit; jamais il ne nous a frappés et jamais il ne disait de grossièreté ", renchérit Betty. Là où certains taisent un lointain passé jugé gênant, quand d'autres ne s'inventent pas un mythe familial plus glorieux, tante et nièce, elles, ont donc décidé d'en sourire. Et de transmettre ce qu'elles savent.
Nicolas Quilichini arrive dans la colonie le 11 mai 1879 par le Navarin. La famille n'a pas de photo de lui, seulement la description faite dans son dossier : " Il mesure 1m65, il a les cheveux châtains et le teint mat et porte une forte cicatrice à la joue droite. "
" Huit ans après son arrivée, il est placé en concession sur le lot rural n°7 de Téné, une parcelle de cinq hectares. Puis il épouse à Bourail, le 15 juillet 1890, Catherine Bochet, alors âgée de 15 ans.


Leur premier enfant, Marie, naît cinq mois plus tard... Cette première fille ne vit qu'une journée. Suivent Paul en 1891, Félix en 1894, et Jules en 1896.

En 1895, l'administration pénitentiaire fait l'inventaire des biens de Nicolas : "Terrain de maraîchage et plaine, excellente qualité. Il a produit et possède 50 sacs de maïs, 10 sacs de haricots, 500 kg de tabac, 1500 caféiers (200 kg de café), une voiture charrue, herse, engreneur et concasseur, 60 poules et 5 porcs (il a vendu 300 francs de porcs), 4 bœufs de travail, 1 vache à lait et 6 vaches. Valeur totale de la concession 4 450 francs, revenu annuel 1 250 à 1 500 francs. Très bonne situation. Cases en planches, toit en paille, deux pièces de huit mètres par quatre".
Nicolas meurt à 43 ans, le 13 décembre 1896, des suites d'une chute de cheval lors des courses. Il laisse une veuve et trois jeunes enfants. Le percepteur de l'administration pénitentiaire requiert dans un rapport au gouverneur que soit attribué définitivement le lot à Catherine Bochet, qui, écrit-il, " a une conduite irréprochable ".
" Les trois garçons sont partis au front et ils sont tous revenus sains et saufs. Paul, l'aîné de la fratrie, a embarqué à destination de la France par le Sontay le 23 avril 1915.
Passé au 54° régiment d'infanterie coloniale en 1916, il part sur le front d'Orient entre mars 1916 et février 1917 et obtient une citation à l'ordre du régiment avec croix de guerre. Il devient sergent. Il reçoit la médaille commémorative des Dardanelles, puis celle interalliée dite " médaille de la victoire ". Rapatrié en Nouvelle-Calédonie en 1917, il est démobilisé en 1918.
Félix quitte Nouméa en 1915 avec son frère Paul, il est blessé le 14 octobre 1916 au pied gauche par un shrapnell à Florina.
Jules, quant à lui, part pour la France le 10 novembre 1917.
Nommé caporal en juin 1918, il devient sergent deux mois plus tard. Il reçoit la médaille militaire et obtient une citation à l'ordre de la brigade le 20 octobre 1918 : "Jeune caporal d'un calme et d'une bravoure à toute épreuve. A fait l'admiration de tous par sa crânerie et son mépris du danger. Son chef de section étant tombé, a pris le commandement de sa section et à sa tête s'est élancé sur des mitrailleuses dont il s'est emparé."
En 1920, Félix épouse Joséphine Revert, dont le père, Joseph, était un condamné, et s'installe comme agriculteur à Boghen. Leurs deux fils n'ont pas d'enfants.
Jules s'unit en 1922 à la toute jeune Jeanne Langlois, petite-fille du transporté Pierre Alexandre Langlois et nièce de Joséphine Revert. Jeanne n'a pas encore 16 ans le jour de ses noces. Jules fait carrière à la SLN et le couple n'a pas de descendants.

Tout juste rentré du front, Paul se marie en 1918 avec Louise Coulon, fille du surveillant militaire Honoré Coulon. Paul devient douanier et se distingue par sa bravoure.

Le couple a quatre filles, dont Betty née en 1931, et un garçon qui a fait sa vie en Australie. " Quand mon frère va mourir, il n'y aura plus de Quilichini de cette branche. Raymond a eu deux filles ! "
Betty n'appréciait guère sa grand-mère Catherine, l'épouse du forçat. " Elle était méchante et dure. Je me souviens d'elle assise au milieu de la cour de notre maison, et quand je m'approchais d'elle, elle me disait de déguerpir, qu'elle n'aimait pas les enfants. Elle a été odieuse avec ma mère, Louise, la femme de Paul. C'est pour cette raison que mes parents ont quitté Bourail pour Nouméa. "
La veuve de Nicolas Quilichini, née Catherine Bochet, s'est remariée à deux reprises avant de décéder en 1940 à 65 ans, à Nouméa, d'un cancer. Betty avait 9 ans. " Je revois ma grand-mère dans sa chambre d'hôpital qui donnait sur la mer. " Toute leur vie, Yolande et Betty ont pensé que leur aïeule était d'origine libre. Elles ont découvert le passé de leur aïeul Quilichini et du surveillant Coulon il y a une vingtaine d'années mais pas celui de la famille Bochet.
Une petite vérification auprès du service des archives de Nouville pour l'écriture de ce récit a levé le voile et a, de nouveau, fait sourire tante et nièce.

Le fils de Nicolas entre aux douanes comme préposé le 13 juin 1919 et y travaille jusqu'à sa retraite en juin 1952. Pendant sa carrière, il a, à plusieurs reprises, sauvé des gens de la noyade. Il s'est vu décerner la médaille d'argent de sauvetage de deuxième classe pour le sauvetage de nuit et dans des conditions périlleuses, le 23 mai 1926, d'un matelot du vapeur Capitaine Joseph Plisson tombé accidentellement entre le quai et le navire dans le port de Nouméa. Ce sauvetage aurait pu lui coûter la vie, " car en saisissant le nommé M, il était tombé lui-même entre le quai et le vapeur ", écrit la Société centrale de sauvetage de France, qui lui décerne, le 1e mai 1928, le prix Henri Durand.

C'est ainsi que la surnomme Betty, sa petite-fille, en raison de son mauvais caractère. Veuve en 1896 avec trois jeunes enfants, Catherine se remarie en mars 1898 à Henri Joseph Pierronne, ancien militaire devenu cultivateur, après avoir été condamné en 1882 par le conseil de guerre d'Amiens aux travaux forcés pour vol qualifié et désertion à l'étranger en temps de paix. Puis Catherine divorce et se marie une troisième fois, à un troisième condamné, Jean Antoine Fabre. Ancien militaire également, il a été condamné par le conseil de guerre d'Alger pour vol. Avec trois maris condamnés, les probabilités étaient fortes pour que Catherine Bochet ait été elle-même issue d'une famille de transportés. En effet, son père, Camille Bochet, après plusieurs condamnations pour vols, a été condamné par les assises de la Savoie en 1879 à douze ans de travaux forcés pour incendie volontaire.
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi samedi 29 octobre 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
[2] https://atupnc.blogspot.com/
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