
Quentin Antoine dit Louis Rabdeau naît le 16 décembre 1856 dans la Nièvre. Tourneur sur métaux, il s'engage à 21 ans dans l'armée où il intègre la compagnie d'ouvriers d'artillerie. Louis est visiblement une forte tête et la liste de ses punitions en service est longue à n'en plus finir : "s'endort pendant la garde, absent, en retard, fume dans les rangs, emporte son traversin en prison, se fait porter malade mais n'est pas reconnu comme tel par le médecin...". Le 11 août 1880, dans la nuit, il s'introduit dans l'arsenal avec une bougie afin d'y chaparder quelques outils qu'il avait préalablement mis de côté, mais il est pris, jugé puis condamné par le conseil de guerre de Bourges à dix ans de travaux forcés assortis de cinq ans de surveillance. " Cette histoire qui, aujourd'hui, peut prêter à sourire mais qui, à l'époque, a été durement réprimandée, est racontée par Andrée Vergé, l'arrière-petite-fille de Louis.

Autour de la table recouverte de classeurs, photos et autres anciens documents sont réunis Andrée, son père André Nakagawa et les cousins de celui-ci, Serge Jarossay et Yvette Nawa-Picou, laquelle, malgré ses 96 printemps et une surdité passagère qui la tracasse, n'a rien perdu de sa superbe ni de ses souvenirs de jeunesse.
" Avant d'embarquer pour la Nouvelle-Calédonie, Louis Rabdeau est détenu à Saint-Martin-de-Ré. Nous avons retrouvé dans son dossier une série de correspondances entre l'administration, lui et Marie Chevrin. À la lecture de ces lettres, on comprend que Marie est sa fiancée et qu'elle a un enfant, Émile, né en 1875 de père inconnu mais dont elle dit qu'il "appartient" à Louis Rabdeau. Les jeunes fiancés souhaitent se marier avant qu'il n'embarque, mais le temps leur manque. Aussi demande-t-elle le droit de le rejoindre en Nouvelle-Calédonie. Cette demande est refusée. Louis et Marie ne se reverront jamais, pas plus que Louis ne reverra l'enfant dont nous avons toutes les raisons de penser qu'il s'agit de son fils. "
Louis Rabdeau arrive dans la colonie sur le Tage en juin 1881. Il est libéré le 6 octobre 1886 à la faveur d'une remise de peine de quatre ans mais subit une légère condamnation en 1890 pour détention illégale de dynamite et pêche à la dynamite.

" En 1895, il demande la remise de résidence perpétuelle à laquelle il est astreint. Dans un courrier du 22 septembre du gouverneur Feillet au ministre, il est écrit : "Les excellents renseignements fournis sur le compte du pétitionnaire, dont la conduite en cours de peine a été généralement bonne, ont amené les hauts fonctionnaires à se prononcer en faveur du recours en grâce dont il s'agit." Louis obtient donc la levée de son obligation de résidence en décembre 1895.
En 1901, Louis a 45 ans. Il épouse Louise Ernestine Bourbon de vingt-quatre ans sa cadette. Louise est la fille de René Bourbon, concessionnaire à Néméara depuis 1876.

Le jeune couple est domicilié à Nouméa où vont naître ses quatre enfants : Flore-Rose, Brigitte, Maurice et Jeanne-Clothilde. Louis est mécanicien sur les bateaux de la SLN, tandis que son épouse devient infirmière.

"Louise est une forte femme, de caractère comme de corpulence. Un jour, agressée par un Tonkinois débarqué d'un convoi au dépôt des Asiatiques, elle prend un coup de couteau dans le dos. Elle a réussi à s'en remettre."

En 1916, le couple divorce. Louis décède l'année suivante, tandis que Louise s'éteindra bien plus tard, à 85 ans.
Alors que Maurice et Jeanne-Clothilde, les deux derniers enfants de l'ancien forçat, vont rester célibataires, Flore-Rose et Brigitte vont toutes les deux épouser un Japonais.

Flore-Rose, l'aînée, fait de la couture et est employée rue Clemenceau. Yvette relate l'histoire de ses parents : "Ils se sont rencontrés dans cette rue, sur le chemin qui menait ma mère à son travail. Mon père allait au café de La Terrasse, siège du club des Japonais.

Il était arrivé en 1900 à 22 ans pour travailler au Nickel. Il ne faisait partie d'aucun convoi, il est parti du Japon, de la localité de Gifu ken où il est né et est venu de son propre chef sur les conseils de son père. Après les mines, il s'établit comme commerçant à Thio, Yaté et Nouméa. Ils auront plus tard un petit café à l'angle des rues Verdun-Foch que, dès l'âge de 15 ans, j'allais ouvrir avec mon père à 4 heures."

Flore-Rose et Kiichiro Nawa se marient en 1918 et ont dix enfants : Louis, Yvette, Jean, Marie, Maurice, Rose, René, Odette, Raymonde, Michèle. Quelques années après son mariage, Kichiro est naturalisé Français. Jean, un de ses fils, né en 1922, s'engage dans les Forces navales françaises libres (FNFL) le 12 janvier 1942 pour la durée de la guerre. Jean a été matelot-timonier sur le Cap des Palmes puis à Nouméa. Louis, l'aîné de la fratrie, est lui aussi militaire, entre 1940 et 1944, mais il reste en Nouvelle-Calédonie.

Brigitte, la seconde fille de l'ancien forçat, est elle aussi couturière et rencontre son mari à Yaté, où Suehiko est charpentier pour le Nickel. En 1919, l'année de leur mariage, Brigitte a 17 ans, son futur époux 39. André est le dernier des quatre enfants du couple : "Mon père a fait tous les métiers ! Il était aux mines au départ, puis cultivateur, chauffeur de taxi, et même coiffeur ! Mes grands-parents n'ont pas vu d'un mauvais œil le mariage de leurs filles avec des Japonais. Ces derniers avaient de l'argent, étaient travailleurs, c'était plutôt des bons partis... avant la guerre."

Mais contrairement au mari de Flore-Rose, Suehiko ne se fait pas naturaliser. En décembre 1941, alors qu'il est cuisinier à Goro, il est arrêté, comme le sont plus d'un millier de ses compatriotes nippons au lendemain de Pearl Harbor. André raconte : " Mon père a été envoyé à l'actuel Théâtre de l'ile. Il a été gardé là pendant plus d'un mois dans des conditions atroces, sous une surveillance militaire très stricte. Puis il a été embarqué sur le Cap des Palmes le 22 février 1942 direction l'Australie dans le camp de Hay puis celui de Loveday près de Sydney. Les prisonniers pouvaient y travailler et se faire un petit pécule, mon père a été affecté aux cuisines. Ils ont dû attendre 1946 pour être libérés. "

Suehiko Nakagawa fait partie des signataires d'une pétition réclamant le droit de revenir en Nouvelle-Calédonie, où beaucoup de prisonniers avaient leurs familles. Le refus de la France a été catégorique et ils ont été envoyés de force au Japon. " Originaire de Kumamoto, mon père a été hébergé par sa nièce installée à la campagne. Il n'est jamais revenu à Nouméa mais nous avons réussi à entretenir une correspondance. Lorsqu'un minéralier japonais arrivait ici, je courais au port afin de rencontrer le commandant et lui confier une lettre pour mon père, c'est ainsi que j'ai retrouvé sa trace. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2]. Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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