
Contrairement à beaucoup de familles, nous avons toujours su comment notre arrière-grand-père est arrivé en Nouvelle-Calédonie. Ce n'était pas tabou, même si nous n'en parlions pas beaucoup. Nous ne l'avons caché à personne et personne ne se moquait de nous, nous n'avons jamais été stigmatisés. Les gens faisaient juste une drôle de tête quand ils apprenaient que " grand-père Michel" [NDLR: le surnom de son arrière-grand-père] était un ancien bagnard.

La seule chose qui soit restée un peu floue, c'est le pourquoi ! Notre grand-père nous disait vaguement qu'il avait volé ou qu'il s'était bagarré... En réalité, Michel était employé dans les vignes chez Monsieur Cliquet en Bretagne et maltraité, selon lui, par le contremaître. Un jour d'été, un grand repas a été organisé pour tous les cultivateurs qui avaient aidé à la récolte. Tous se sont enivrés, le contremaître et Michel ont quitté la fête l'un derrière l'autre. On retrouva le premier mort. Michel Salaün fut arrêté et interrogé le lendemain, puis condamné en 1882.

Il est arrivé sur le Tage en rade de Nouméa le 14 février 1883, il était alors un jeune homme d'à peine 17 ans, mesurant 1m62, selon l'administration pénitentiaire.
À sa libération, six ans plus tard, il s'est installé sur une concession à Houailou. C'était un terrain au bord de mer sur lequel il a construit sa maison et planté quelques légumes.


Très vite, il a travaillé pour les mines, pour la récolte du coprah, et dans les forêts à la taille du bois. "
Gérard Salaün a peu de documents écrits de son arrière-grand-père, mais dans cette famille où les aïeuls ont été élevés en tribu, la culture orale est primordiale.
Les histoires de famille se transmettent et se racontent de génération en génération. Ainsi, dans son récit, les appositions " comme nous le disait souvent mon père..." sont fréquentes. L'œil brillant et le sourire en coin, l'arrière-petit-fils nous dévoile une première anecdote, qu'il tient évidemment de la bouche de son père...
" Mon père racontait toujours que les Mélanésiens qui travaillaient avec grand-père Michel n'arrivaient pas à quatre gaillards à charrier les rondins de bois. Mon arrière-grand-père, lui, y arrivait seul ! Il était devenu un grand costaud de 130 kilos et de plus de deux mètres. Il paraît qu'il recouvrait une pièce de 100 sous [plus large qu'une pièce de 5 francs actuelle] avec son pouce. Tout le monde à Houailou l'appelait le pur Breton ! Et c'est justement à Houailou qu'il a rencontré sa femme, Marguerite Arawa-Eurisouké, une Mélanésienne de Ponérihouen.
Bien que ce soit un ancien bagnard, il a tout de suite été accepté par les membres de la famille de mon arrière-grand-mère, ce sont eux qui l'ont aidé à construire sa maison en torchis. Et puis, il avait bien refait sa vie. Il se conduisait très bien et était très bien considéré, il n'y avait pas de raison de s'opposer à ce mariage.


De cette union naissent quatre garçons, Benoît, Paul, François et Victor. En mettant au monde le cinquième, Louis, qui ne vécut que deux heures, Marguerite décède à 26 ans. On ne sait pas qui s'est occupé des enfants ni qui les a élevés car ils étaient très jeunes et Michel partait loin et parfois longtemps pour travailler.

Les petits sont restés dans leur maison familiale à la tribu de Monéo, à Hô, mais nous ne connaissons pas les détails de leur vie d'enfants.
" Paul, Victor et François, qui eux aussi mesuraient près de deux mètres, se sont illustrés pendant la Première Guerre mondiale, et tous les trois en sont revenus. Mon grand-père Paul se souvenait de la première fois qu'il avait tué un soldat allemand.
Longtemps après, ce souvenir continuait à lui faire monter les larmes aux yeux. Benoît, l'aîné de la fratrie, a eu des problèmes psychiatriques et a été interné à Nouville, il est décédé en 1942. François a été tué à Nouméa en 1920, et Victor est mort avant ses 40 ans en 1930. Benoît et Paul sont les seuls à avoir eu des enfants.
Nous sommes 73 descendants aujourd'hui, sur six générations. Michel n'a pas été le seul à épouser une Mélanésienne. Lors des réunions de famille, il y a toutes les couleurs ! Des Mélanésiens, des Javanais, des Européens, des Tahitiens, des Wallisiens, et donc beaucoup de métis.
Nous sommes à l'image de la Calédonie, et tous fiers de notre famille et de nos racines.
La parole s'est libérée, même s'il reste bien sûr quelques personnes qui cherchent à cacher ou renier leurs origines.
C'est aussi le cas parfois pour les métissages, certains refusent d'admettre qu'ils ont des Mélanésiens ou des Européens dans leurs aïeux ! "
" Mes deux grands-oncles comptent parmi les Calédoniens les plus décorés. Voici le récit de leur principal fait d'armes à Verdun :
" Lors de la reprise du fort de Douaumont le 23 octobre 1916, François et Victor Salaün venaient d'être affectés au régiment colonial de choc du Maroc, le plus décoré de la guerre 1914-1918. Au cours de l'action, en plein jour, dans un terrain non protégé, à quelques centaines de mètres du fort, les deux frères avancent l'un près de l'autre. À un moment donné, Victor est blessé et s'affaisse. François l'a vu tomber. Profitant d'une petite accalmie, il revient en arrière, prend son frère sur son dos et, de trou d'obus en trou d'obus, il ramène Victor au premier poste de secours.
Ils s'embrassent alors et François retourne par le même chemin au milieu des mêmes dangers jusqu'à sa compagnie. Il entre dans le fort avec elle. La croix de guerre avec palme décernée le jour même vint récompenser ce brillant fait d'armes, rare dans les annales de l'armée. "
Extrait du fascicule " Inauguration de la Maison du combattant, Nouméa, 16 mai 1964 ". Édité par l'Amicale des anciens combattants et l'Association des volontaires de la France libre, ce fascicule de 43 pages retrace l'épopée de " ceux de 1914/1918 ", " ceux de 1939/1945 ", et " L'historique du Bataillon d'infanterie de marine et du Pacifique " (Imprimeries réunies de Nouméa).
" Il y eut à Houaïlou au moins quatre familles bretonnes : Maradhour, Le Thezer, Guillou et Salaün. Ce dernier eut une vie peu commune. C'était un gaillard, blond de peau et de bonne nature. Il partit un jour à la pêche à la dynamite. Après un premier jet dans un trou d'eau, et après plusieurs plongées avec ses compagnons, un de ceux-ci jeta à nouveau un explosif. Mais il n'avait pas vu replonger Salaün. Celui-ci, qui était sous l'eau au moment de l'explosion, arriva à la surface comme un gros poisson, K.-O. par l'onde de choc. Ses amis épouvantés le crurent mort, mais au bout d'un moment il revint à la vie et n'en fut pas plus incommodé. "

" Seuls mon oncle Yves et mon père Hervé ont connu le grand-père Michel. Tous les soirs, en rentrant de la mine, il les prenait sur ses genoux et leur chantait des chansons bretonnes, quelquefois en breton. Il leur racontait, un peu mélancolique, la Bretagne et ses parents qu'il n'aura jamais revus. Ils me disaient de lui que c'était un pur Breton avec les pommettes bien roses. Mes cousins chantent très souvent " Oh mât hissons les voiles // Je vois briller l'étoile, l'étoile du matelot ". À chaque réunion de famille, à chaque fête, nous la chantons encore en mémoire de lui. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi samedi 19 décembre 2015.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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