
"C'est le grand personnage de la famille Savoie. Un homme doté d'un très fort caractère et un grand travailleur. Ma mère, Germaine, m'a parlé un petit peu de son grand-père Clovis, elle qui l'a connu jusqu'à ses 15 ans, en 1928. Elle m'a parlé de Pontoise, cette ville près de Paris qu'il avait quittée pour venir ici et s'établir définitivement, pour une raison qui nous échappe encore.

Du temps où nous vivions à Maisons-Alfort, en région parisienne, mon mari François et moi-même sommes allés à la mairie de Pontoise dans l'espoir de trouver son acte de naissance. Le précieux document nous a appris que Clovis, né le 29 juin 1862, est élevé par sa mère, Julie Aglaé Lignereux, veuve d'Eugène Savoie, gérante d'un commerce de chaussures. Dans le dossier, aucune indication quant aux premières années de sa vie. Mon histoire de Clovis Savoie, celle que je peux raconter, débute au moment de son engagement dans l'armée.

" En 1881, Clovis, âgé de 19 ans, signe pour cinq ans. Il est envoyé en Nouvelle-Calédonie dans les temps qui suivent, mais je n'ai malheureusement pas retrouvé le convoi qui l'a amené. Quatre ans plus tard, en 1885, Clovis quitte l'armée et intègre le personnel de l'administration pénitentiaire. En sa qualité de commis, il s'occupe de la comptabilité et de l'intendance du bagne. Autour de 1890, il quitte ce poste pour mettre sa science de la comptabilité au service de la maison Barrau, qui ouvre son premier magasin cette année-là, dont il devient chef comptable.

L'année suivante, il épouse Marie-Rose Morignat, mon arrière-grand-mère, avec qui il aura onze enfants dont l'aîné, Emile, mon grand-père.
" En 1894, décidément peu effrayé par le fait de changer de voie, Clovis rachète un café. L'endroit devient rapidement le rendez-vous des amateurs de débats politiques animés, et la rubrique faits divers de La France Australe se délecte des incidents qui s'y produisent avec une grande régularité.
L'affaire durera quatre années mouvementées, avant que Clovis ne retourne à sa discipline de prédilection, la comptabilité. Dans une édition du journal La Calédonie datée de l'année 1901, j'ai retrouvé une publicité pour son cabinet situé rue Inkerman.
" En 1906, Clovis fait son entrée à la Chambre de commerce de Nouméa, où il œuvrera pendant plus de vingt ans.
Il se fait remarquer pour son travail acharné, son ardeur sur tous les fronts. En plus de son travail de secrétaire, il est rédacteur du Bulletin périodique, il fonde le cours de comptabilité de la Chambre de commerce et devient son premier maître. En 1910, l'administration calédonienne obtient la détaxe du café, une mesure réclamée de longue date par les colons calédoniens, qui peinent à exporter leur production. Dans Le Bulletin du Commerce du 15 septembre 1926, Auguste Barrau ne tarit pas d'éloges envers mon arrière-grand-père, qu'il considère comme le grand artisan de cette victoire.

Le ton est absolument dithyrambique :
"On ne s'imagine pas les tonnes de papiers, je dis bien les tonnes de papiers que Savoie a remplis et que nous avons expédiés en France [...] pour changer l'opinion en notre faveur [....Le libérateur du territoire, le voilà ! Calédoniens, commerçants, colons, planteurs, moi je vous dis: celui qui a décroché la détaxe, le voilà : c'est Savoie, saluez! C'est à sa persévérance, à son labeur acharné que vous la devez !"
" Clovis se fera aussi connaître des Calédoniens pour ses écrits. Conseils aux ménagères et aux futures ménagères est un recueil de principes de gestion qui ne connait qu'un succès limité. En revanche, Histoire de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances sous les gouverneurs militaires 1853-1884 est le premier livre d'histoire publié sur le territoire. Imprimé en 1922, il fera école pendant de longues années.

Ce livre, qui traite d'une période de l'histoire de la Nouvelle-Calédonie que Clovis n'a vécue que pendant trois années, est intimement lié à sa carrière de comptable civil. Lors de ses interventions auprès de nombreuses sociétés et administrations, mon arrière-grand-père a été autorisé à consulter une grande quantité d'archives. En se plongeant dans les lignes et les colonnes de chiffres des gros volumes de comptabilité, il accumule progressivement une somme colossale d'informations sur l'histoire de la colonisation pénitentiaire. Un savoir phénoménal, qui mérite d'être consigné dans un recueil.
Quant à la conclusion, elle reflète la volonté politique de l'époque de tourner la page du bagne: " Dites à vos amis que la Nouvelle-Calédonie n'est plus la terre du bagne. [...] Faites disparaître une légende qui nuit à la bonne réputation de notre ile magnifique. "
Clovis finance lui-même l'impression des 1 000 exemplaires, ce qui devait être un nombre considérable pour l'époque. Un deuxième tome est prévu, et Clovis a rassemblé de nombreux documents, décidé à reprendre l'écriture et à terminer "son histoire".
Sa mauvaise santé ne lui en laisse pas le temps. Il décède le 1er août 1928, à l'âge de 66 ans. Quelques décennies plus tard, l'Histoire de la Nouvelle-Calédonie était devenue quasiment introuvable. J'ai fini par retrouver un livre chez une vieille tante, qui m'en a fait cadeau. Avec l'aide de mon mari François, nous l'avons fait restaurer puis réimprimer en une vingtaine d'exemplaires. Nous les avons distribués autour de nous, pour ne pas perdre ce document exceptionnel. "

" Mon histoire et celle de Clovis sont très différentes, bien entendu, mais je suis en quelque sorte une autre déracinée. Je suis née en Essex, en Angleterre, d'une mère Calédonienne et d'un père Anglais, et j'ai vécu les premières années de ma vie dans ce pays. Le départ de Germaine, ma mère, a marqué une petite rupture vis-à-vis de la Calédonie. Nous sommes d'abord revenus à Mallicolo, aux Nouvelles-Hébrides, pour nous occuper des plantations d'une tante de ma mère, avant de rentrer à Nouméa.
Nous navions plus rien ici, alors nous sommes restés à l'Hôtel du Pacifique, pendant toute une année ! Plus tard, je suis retournée en Europe, j'ai beaucoup voyagé. Depuis, je cherche. J'ai 70 ans, mais je cherche encore l'endroit où je me sentirai véritablement chez moi. Cela fait vingt ans que nous habitons ici, au Mont-Dore, et je sens qu'il est temps de partir vers de nouvelles aventures."

Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi samedi 4 juin 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
[2] https://atupnc.blogspot.com/
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