
“Emile-Florentin Terrier vient d'une famille implantée en Normandie dès le XVIIIè siècle. Son père, Pierre-Urbain Terrier, après avoir gravi tous les échelons de simple soldat à capitaine au sein de l'infanterie de ligne, est nommé chevalier de la Légion d'honneur le 29 novembre 1848, et épouse Catherine-Héloïse Brunet deux ans plus tard à Évreux. Emile-Florentin et sa sœur jumelle, Marie Flore Poline, naissent en 1856 au Boulay-Morin, une commune proche d'Evreux. "


Partout autour de Christiane Terrier, les piles de dossiers rivalisent de hauteur avec les rangées de livres. Dans son antre, l'historienne a rassemblé pour la première fois tous les éléments de la vie de ses aïeux que ses rencontres, ses recherches et ses voyages lui ont permis de mettre au jour.

" À l'image de son père, Emile-Florentin s'engage à son tour dans l'armée en 1874, à l'âge de 18 ans. Il sort en 1879 avec le grade de sergent. Grâce à son livret militaire, qui m'a été remis par mon cousin Jean-Pierre Terrier, on peut suivre toute sa carrière de façon très détaillée. Pourquoi ensuite, à l'âge de 23 ans, quitte-t-il l'armée ? Qu'a-t-il fait ensuite de 1879 à 1886? Pourquoi n'est-il pas resté en Normandie ? Toutes ces questions restent jusqu'à maintenant sans réponse.

" Grâce aux annuaires, on le retrouve ensuite comme personnel civil de l'administration pénitentiaire en Nouvelle-Calédonie, occupant les fonctions en 1886 et 1887 de piqueur de troisième puis de première classe à Coétempoé. Le 1er juillet 1888, il est nommé commis de première classe du cadre colonial. Son travail est certainement celui d'un ordonnateur de travaux, lesquels sont ensuite assurés par les transportés placés sous l'autorité des surveillants miliaires, les personnels civils, eux, ne donnant pas d'ordres aux condamnés. La même année, il épouse Eugénie-Rosa Soulard, la fille d'un soldat d'infanterie de marine.

" Selon la mémoire familiale, il est ensuite nommé en Guyane, avant de revenir en Nouvelle-Calédonie le 19 décembre 1891 par le Calédonie avec ses deux premiers enfants. Tout comme la totalité de sa carrière, c'est un point que j'aurais pu vérifier aux archives d'Aix-en-Provence, si au lieu de le chercher parmi les surveillants militaires dans la série H, j'avais réalisé que c'est dans la série EE, qui regroupe le personnel de l'administration coloniale civile, qu'il figurait. Après son retour, il est sans doute en poste à Bourail car lui et son épouse y perdent leurs jumeaux, morts à un mois d'intervalle en 1895. De 1903 à 1906, il exerce à l'île des Pins avant d'être renommé à l'île Nou.

Il semble qu'il y réside jusqu'à sa retraite en 1913 car c'est là que, l'année suivante, son jeune fils Emile sauve de la noyade un de ses camarades.
Mon arrière-grand-père est mort à Nouméa le 27 décembre 1914. Il laisse dans sa famille le souvenir d'un homme certes autoritaire et très fier d'être Normand, mais aussi profondément républicain et anticlérical, proche de la franc-maçonnerie à laquelle appartiendra l'un de ses beaux-fils, Elie Cormier, aimant particulièrement la poésie de Victor Hugo et surtout l'histoire de France, telle qu'on la percevait à cette époque.
" Emile-Florentin et son épouse ont eu huit enfants.
Parmi eux, Eugène-Gabriel Terrier, mon grand-père. Eugène-Gabriel est né le 25 janvier 1892 à Saint-Vincent. Soldat durant la Première Guerre mondiale, il est parti avec le premier contingent le 23 avril 1915. Au nom des horreurs de la guerre, il a ensuite toujours refusé de participer aux associations d'anciens combattants et de recevoir la moindre médaille. À son retour, il achète deux terrains à la Vallée-des-Colons. Veuf, il épouse en secondes noces, le 13 janvier 1925, Alice-Élisa Fulbert, sa cousine germaine car leurs mères sont sœurs.
En conséquence, après la naissance d'Odette en 1924, puis de Paul en 1925, leurs quatre derniers enfants vont mourir de ce qu'on appelle alors la maladie bleue, que l'on ne sait pas soigner à l'époque, et qui résulte de la consanguinité. Pour Eugène-Gabriel qui adore les enfants, ces décès sont un drame. Il exerce la profession de boucher sur la place du marché durant de longues années, seul ou en association. Connu pour son tempérament généreux, il est un homme prodigue et hospitalier mais un gestionnaire pas toujours avisé. "
Alice, son épouse, est de façon plus ou moins régulière couturière et fait paraître, dans les journaux, des annonces à cet effet. Outre ses doigts d'or, elle affectionne le bel canto, n'hésitant pas à agrémenter les repas du dimanche d'aubades qui ne sont pas toujours appréciées à leur juste mesure par les convives. Ce couple très gai, un tantinet original, reçoit beaucoup et notamment, comme d'autres Calédoniens, durant la présence américaine. Le dimanche, leur table est largement ouverte à leur famille et à leurs amis. Mon grand-père exige cependant que le repas débute à midi pile et qu'il comporte toujours des plats inspirés de la gastronomie normande, faisant largement appel à la crème fraîche qu'ils obtiennent grâce au lait de leurs vaches qui paissaient dans le fond encore désert de la Vallée-des-Colons.
" Je garde un souvenir atroce de la fin de sa vie. Consécutivement au gazage de ses poumons, il éprouvait de plus en plus de difficultés à respirer et s'éteint le 30 juin 1964. Ma grand-mère Alice lui a survécu onze années.
À une époque où le prêt-à-porter à Nouméa est encore rare et cher, j'étais toujours, grâce à elle, si bien habillée que cela suscitait à la fois l'envie et les railleries de mes petites camarades de l'école Suzanne-Russier, car ma mère m'ordonnait alors de ne jamais abîmer ou salir mes belles robes amidonnées.
" Mes grands-parents ont eu deux enfants, ma tante Odette et mon père Paul, devenu électricien à la Société Le Nickel où il a achevé sa carrière en tant qu'agent de maîtrise. En novembre 1950, il épouse au grand dam de ses parents Josette Malmezac, descendante de colons pénaux de Bourail, donc de " chapeaux de paille ". À l'époque, ce mariage apparaît aux yeux de ma famille paternelle comme une mésalliance. "
Jeanne née en 1889, épouse d’Élie Cormier, sans postérité.
Louise, née en 1890, décédée prématurément.
Eugène Gabriel, né en 1892, époux d'Alice Elisa Fulbert, deux enfants : Odette (Devillers) et Paul.
Pierre Émile et Marie, jumeaux nés en 1894 et décédés en 1895.
Gabrielle née en 1896, épouse de Paul Soucaze, deux enfants : Paulette (Cardo) et Jean dit Nono.
Émile Pierre né en 1899, sans postérité.
Armand né en 1911, époux d'Emma Broustaille, un enfant : Jean-Pierre.

" En remerciement de son hospitalité, mon grand-père a reçu en cadeau, au moment du départ des troupes alliées, un Dodge modèle G 502 ou " Weapons Carrier", rebaptisé dans la famille comme le " wipoun " ou le " chameau " car il semblait beugler et hoqueter quand il démarrait.
Mon grand-père adorait ce véhicule et l'a utilisé jusqu'au début des années soixante, avant d'y renoncer, faute de pièces de rechange. J'aimais beaucoup partir en expédition avec lui, bien que la panne était toujours à redouter, notamment quand il fallait entamer l'ascension de la côte de la Vallée-des-Colons. "
"Du 10 juillet 1913 au 2 mars 1914 figure, dans un dossier du carton NCL 177 des Archives de l'outre-mer d'Aix-en-Provence, un échange de cinq correspondances entre Elie Cormier, gendre d'Emile-Florentin, et l'administration pénitentiaire, qui vise à obtenir que son directeur honore enfin une promesse qu'il avait faite.
En janvier 1914, Emile, l'avant-dernier fils d'Emile-Florentin, avait sauvé de la noyade un de ses camarades, le jeune Laigle, fils d'un surveillant militaire en poste à l'ile Nou. Le directeur lui avait alors promis en récompense une montre, un bien à la fois très précieux et très cher à cette époque. Celle-ci tardant à arriver, sa famille va alors s'adresser au ministre qui intimera au directeur de l'administration pénitentiaire " de donner à la réclamation de M. Cormier la suite quelle vous paraît devoir comporter". Une formule tout à fait ambiguë, mais on peut espérer qu'à la suite de cette missive, l'administration pénitentiaire s'est enfin exécutée et a trouvé les moyens pour offrir la montre promise. "

" Que ce soit en simple balade en Dodge ou lorsque nous partions couper l'herbe de para pour les lapins, qui poussait alors abondamment à la Vallée-des-Colons, avec mon grand-père, nous parlions toujours d'histoire.
Très jeune déjà, je connaissais tous les héros et les grands faits de l'histoire de France tels qu'ils apparaissaient dans les manuels de Lavisse. Sa vision de l'histoire était celle qu'il avait héritée de son père, c'est-à-dire qu'elle était à la fois profondément patriotique, et bien sûr, pénétrée de l'importance de la mission civilisatrice de la France dans le monde et en Nouvelle-Calédonie.
En conséquence, à cette époque, je rêvais de pouvoir partir faire des études dans la patrie de mes ancêtres, afin de découvrir tous ces lieux prestigieux où leur histoire s'était déroulée. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi samedi 14 mai 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
[2] https://atupnc.blogspot.com/
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