
"Marcelle, ma mère, a quitté la Calédonie en 1937, j'avais 9 mois, pour initialement deux ans de vacances. Mais la guerre en a décidé autrement, ce fut un aller simple. Contrairement à la famille restée à Bourail, j'ai toujours entendu parler du bagne et des condamnés. Sans doute la distance a-t-elle libéré la parole. Je garde aujourd'hui des écrits de ma mère où elle raconte ce qu'elle tient de son père, qui lui-même répétait ce qu'on lui avait transmis : l'histoire des Tessier arrivés dans la colonie en 1866, à peine treize ans après sa prise de possession par la France."

Nella lit d'une voix chantante les récits maternels, ceux qui ont bercé sa jeunesse. Comme dans de nombreuses familles, la tradition orale a légèrement accommodé la réalité et une bonne partie relève de la fable. Les archives et les cousins bouraillais, entre autres Marie-Frédérique Martin et Marie-Joëlle Newland, aident à remettre le récit dans le bon sillon.

" Jean-Marie naît le 1er mai 1831 dans le Morbihan. Fils d'un pêcheur disparu en mer, le jeune homme devient mousse sur les morutiers. Le 17 mars 1858, il épouse Julienne Marie Hervoche (ou Hervanche). Elle est orpheline et propriétaire d'une petite ferme lui venant de ses parents. Trois enfants naissent de leur union, Virginie, Marie, puis Pierre-Marie le 26 décembre 1859.

Tous trois voient le jour en Loire Inférieure. Selon la légende familiale, Jean-Marie aurait été condamné pour avoir malmené la maréchaussée venue l'arrêter après une dispute dans un café. Le dossier matriculaire, lui, indique qu'il a été condamné le 17 mars 1860 par la cour d'assises du Morbihan à la peine de dix ans de travaux forcés pour avoir, en 1859, commis un vol la nuit, en réunion, sur un chemin public. Jean-Marie est envoyé au bagne de Toulon où il arrive le 24 mai 1860. Une mention stipule dans son dossier qu'"à l'occasion du dévouement dont il a fait preuve pendant l'épidémie de choléra qui a sévi à Toulon et ses environs", il obtient une remise de peine de deux ans. Le 20 janvier 1866, il est détaché de la chaîne en Métropole et embarqué le jour même sur la Sibylle, direction la Nouvelle-Calédonie.

" Ma mère a titré son récit: On crut l'envoyer en enfer. Il y trouva le paradis. Cette phrase résume le destin de Jean-Marie et de sa famille. " Julienne, son épouse, le rejoint avec leurs enfants.

L'Iphigénie les emmène à Nouméa où ils montent à bord du Tour de côte: " Le 17 août 1867, Mme Annette Aillaud et ses deux fils Charles et Alexandre, ainsi que Mme Tessier, ses deux filles Marie et Virginie et son fils Pierre-Marie embarquent sur la Pourvoyeuse à destination de Bourail.

Elles sont les premières épouses de transportés venues rejoindre leurs maris, respectivement Charles Aillaud matricule 78 et Jean-Marie Tessier matricule 253. " (Source Louis-José Barbançon.)
" Mon arrière-arrière-grand-père est le premier concessionnaire rural de Bourail. Il est placé le 1er avril 1869 sur le lot 56 de la gendarmerie où il construit une maison en bois afin de loger sa famille. L'administration pénitentiaire l'aurait largement aidé dans son installation, notamment en fournissant le bois et les outils aratoires nécessaires au travail de la terre. Ainsi, notre pêcheur d'Islande devient agriculteur, maraîcher et éleveur. Il paraît que Jean-Marie veillait à la bonne santé de ses bœufs et labourait son champ la nuit, à la fraîche, guidé par les étoiles comme un marin. L'ancien forçat a visiblement le physique et la condition d'un Breton. C'est un homme fort qui ne rechigne pas à la tâche. Tout autour de sa maison, il plante divers arbres fruitiers ainsi qu'une allée d'orangers.
Devenu veuf en 1879, Jean-Marie se remarie avec Emilie Rosalie Ledamoisel et s'éteint en 1884.
Malgré le dénuement dans lequel sont arrivées de nombreuses familles, et malgré le déracinement, le travail des pionniers et le challenge social auquel faisait face la génération suivante ont souvent permis aux familles de se hisser socialement. Pierre, le fils de Jean-Marie, va devenir un notable de Bourail. Les filles et petites-filles, elles, souhaitent sortir de l'univers du bagne: réussir sa vie passe d'abord par réussir son mariage, c'est-à-dire épouser un homme libre et de préférence un fonctionnaire amené à repartir en Métropole.

" Marie, la fille aînée de Jean-Marie, est lingère sur les bateaux. Elle donne naissance à sept enfants dont Henri, Pierre Georges, Eugénie et Jean Alexis, avec Robert Pyle Coulson qu'elle épouse à Londres en 1879. Constance, Thérèse et Ferdinand naissent d'une union libre. Ferdinand meurt pour la France en combattant en Serbie.

" Virginie, la cadette, se marie trois fois. Son premier mari, Émile Blum, est un surveillant militaire originaire de Mulhouse avec qui elle a six enfants. Veuve, elle se remarie en 1885 à l'île Nou avec Oscar Hernu, surveillant militaire également, et donne naissance à Eugène Charles.
Ses deux dernières filles, Angélina et Eugénie naissent de son troisième mariage, le 7 janvier 1891 à Bourail, avec Louis Blanchard, un gendarme.

"Pierre prend la succession de son père Jean-Marie et devient lui aussi cultivateur et éleveur. Il agrandit la propriété en achetant des lots voisins, gagne des prix à la foire agricole, diversifie son activité avec le transport, le chalandage et le commerce. Il épouse Angélina Reveillon, le 12 janvier 1882, dont le père est arrivé en Nouvelle-Calédonie au même titre que Jean-Marie : il aurait usé de fausse monnaie.

Ensemble, ils ont huit enfants : Julienne, veuve Gilbert Bossaron puis Mme Louis dit Marius Galinié, Adrien, Emile, Virginie dite Augustine épouse de l'instituteur Gustave Mouchet, Léonie, épouse du surveillant Jean-François Taxil, Gabrielle épouse Louis Henri Galinié, Hortense, l'épouse d'Auguste Lapeyre puis de M. Lehire, et Yvonne."

Les filles Tessier sont les piliers de la famille même si Augustine, Léonie et Hortense quittent la Calédonie.

Julienne, veuve de gendarme, est une femme forte et généreuse. Elle ouvre un magasin à Bourail. Gabrielle est elle aussi une femme autoritaire et intelligente. Quant à Yvonne, maman d'un petit Nicolas, elle fait carrière dans l'administration.
Pierre est un des hommes les plus riches de Bourail et fait partie de la première commission municipale du village.
Diabétique, il meurt à 48 ans en 1908. Sa veuve se remarie et quitte Bourail qui reste néanmoins le fief de la famille. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi samedi 3 juin 2017. Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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