
Je pensais bien que la venue des Trinome à Bourail était inévitablement liée au bagne, et j'en ai eu confirmation dès le lancement de mes recherches. C'était au moment de la création du Cercle généalogique de Nouvelle-Calédonie, en 1977, quand mes amis Bernard Bénébig et Armelle Quinquis m'ont sollicité pour en faire partie.

J'avais le choix entre les branches Morel, côté paternel, ou Trinome. Le seul document que je possédais, mon seul point de départ, c'était le livret de famille de mon grand-père, Philippe Trinome. Voici ce qu'il dit : "Philippe Trinome, fils d'Hippolyte et de Marie Siacouin, indigène d'une tribu de Houaïlou." Tout naturellement, j'ai exploré ce côté-là en premier.

" L'histoire d'Hippolyte commence sur le pas de la porte de l'hospice d'Aurillac, dans le Cantal. C'est là qu'il est abandonné, le 14 juin 1830. L'acte de naissance signale qu'il est coiffé d'un fichu en étoffe de Madras, seul signe distinctif. C'était peut-être un moyen de le retrouver plus tard : des années après un abandon, il arrivait qu'un parent se présente et vienne récupérer l'enfant. Ce n'est pas arrivé cette fois-ci. Détail insolite, le prénom et le nom de mon ancêtre ont été choisis par le maire d'Aurillac lui-même, Jean-Hippolyte Esquirou de Parieu. Pourquoi Trinome ? Allez savoir. Ce n'est pas un nom très courant, et pour cause, c'est un terme de mathématiques.
De l'enfance d'Hippolyte, il ne subsiste aucune trace. Le document qui le fait réapparaître, c'est sa condamnation à vingt années de bagne, le 18 novembre 1852, par la cour d'assises du Puy-de-Dôme réunie à Riom. Les minutes comportent une description physique de mon ancêtre, dont aucune photographie n'existe à ma connaissance. De taille moyenne, 1m 67, le front couvert, les cheveux blonds, le visage ovale, le teint coloré, le nez gros, de nombreuses cicatrices sur le corps. Il est aussi noté qu'il exerçait la profession de colporteur avant les faits qui lui valent le bagne.

Les lois en vigueur à ce moment-là n'imposent pas la transportation dans une colonie. Hippolyte aurait donc pu effectuer l'intégralité de sa peine en Métropole et y rester par la suite. Mais après quinze ans au bagne de Toulon, il réclame l'exil. Voici ce que mentionne l'extrait des matricules des chiourmes : " Transporté à sa demande et désirant résider dans la colonie à sa libération. "

" Il faut croire que rien ne le retenait, lui qui n'avait aucune famille, était sans domicile et ne possédait probablement pas grand-chose. Dans la rade de Toulon, Hippolyte monte à bord de la Néréide, le navire qui l'emmènera jusqu'à Nouméa.
Il y débarque le 7 mai 1868. Au bagne, son bon comportement lui vaut une remise de peine d'un an, en 1870. Libéré le 22 novembre 1871, il est mis en concession à Bourail en 1874, sur le lot 65 de la section de la Pouéo.
Hippolyte s'y met en ménage avec Marie, Mélanésienne originaire de Houaïlou, mon arrière-grand-mère. Dans les actes officiels, l'orthographe de son nom fluctue au gré des perceptions auditives des officiers d'état civil : le livret de famille indique Siacouin, d'autres documents indiquent Siacoin, Diagouin, Siokua, Sialon...


Leur premier et seul enfant, Philippe, naît le 2 décembre 1875. J'ai peu de certitudes quant à l'enfance de mon grand-père. Hippolyte et Marie se sont rapidement séparés, je me demande encore dans quel foyer Philippe a passé les premières années de sa vie.
Une chose est sûre, il est passé par la ferme-école de Néméara, car la Pénitentiaire avait pour devoir de scolariser les enfants de bagnards jusqu'à leurs 12 ans. Il s'agissait de leur inculquer une solide éducation pour qu'ils ne suivent pas le même chemin que leurs parents, mais aussi pour qu'ils soient capables d'aider sur la concession. On leur faisait toucher à tout : élevage, fabrication de miel, agriculture... en plus des enseignements d'une école classique, bien entendu.
" Hippolyte ne va pas rester seul très longtemps. À Bourail, un kiosque sert de lieu de rencontre pour les bagnards. Il est tenu par les bonnes sœurs, hors de question d'y faire quoi que ce soit ! On s'observe, on discute brièvement, et c'est tout. Il n'en faut pas davantage pour organiser un mariage. Hippolyte, qui est à présent âgé de 49 ans, refait donc sa vie avec Anna Derrien, née en 1845 à Brest. Elle est arrivée en tant que condamnée, elle aussi, en 1878. Le mariage est célébré à Bourail, le 13 décembre 1879.
Les époux donnent naissance à deux fils, malheureusement décédés prématurément, et passent ensemble les neuf dernières années de la vie d'Hippolyte. Je ne sais pas exactement ce qui l'a emporté, mais je suppose qu'il était gravement malade car son acte de décès indique qu'il a été transféré à Nouméa, à Ducos, où se trouvait l'hôpital des libérés. Triste coïncidence, Marie, sa première compagne, décède aussi en 1888, sous les coups de son nouveau compagnon.

Il reviendra à leur fils Philippe de tourner la page du bagne, ce qu'il fera brillamment. Mon grand-père deviendra le premier fils de condamné, et métis de surcroît, à devenir président de commission municipale, à Bourail, de 1921 à 1928.
Son mariage avec Joséphine Pagès, fille des transportés Antoine Pagès dit Miralet et Marie Bessière, donnera naissance à douze enfants, qui allieront à leur tour les Trinome aux familles Exbroyat, Gélis, Hugeaud, Kaddour, Lemercier, Morel et Salles. "
"Plusieurs de mes oncles, de mes tantes et de mes cousines avaient le teint mat et les cheveux crépus. Les rares fois où l'on questionnait ma mère à ce sujet, elle nous disait que nous avions un ancêtre réunionnais. Savait-elle quelque chose de Marie, sa grand-mère mélanésienne ? Ce n'est pas certain. Pour ma part, depuis que j'ai connaissance de son existence, de nombreux épisodes de la vie de la famille ont pris une autre dimension. Ces jeunes Mélanésiens qui venaient faire la pêche aux anguilles sur la propriété, au bord de la Pouéo, au pied des rangées d'arbres. En période d'étiage, avec leurs sagaies, ils piquaient entre les tapis de racines et sortaient de véritables monstres. Et bien avant ça, ces vieux de Houaïlou, qui sont venus un jour faire la coutume à la mort de Philippe Trinome. À chaque fois, c'était ce lien. C'était Marie."
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi samedi 30 juillet 2016.
Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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