
Née de la volonté de valoriser les savoir-faire calédoniens, la marque Ardici fête ses sept ans. Portée par la Chambre de métiers et de l'artisanat (CMA), elle fédère aujourd'hui les artisans d'art du territoire, les accompagne et les rend visibles. "La marque a été lancée en octobre 2018, mais avant ça, il y a eu trois ans de travail de terrain", rappelle Laure Le Gall, directrice de la communication à la CMA. Un travail d'enquête et d'écoute : identifier les métiers, comprendre les besoins, rencontrer les créateurs. "Au départ, c'était juste de l'accompagnement économique sur un ciblage particulier : les artisans d'art." Dans un secteur artisanal large - 11 000 professionnels, répartis en quatre grands pôles (bâtiment, production-fabrication, alimentation, services) - les artisans d'art occupaient une place singulière. "Ce sont des métiers entre l'artistique et l'économique. Ils fabriquent des pièces emblématiques, mais ils ne venaient pas forcément vers nous", développe la chargée de communication.

Entre 2015 et 2017, la CMA cartographie près de 40 métiers d'art actifs et 400 professionnels potentiels. Et le constat est clair : difficulté à se différencier des imports, isolement, manque de visibilité. "Ils nous disaient : on n'arrive pas à se distinguer des produits importés." Certaines pièces traditionnelles copiées et importées - flèches, sculptures, bijoux - brouillaient la perception du public. D'où l'idée d'une marque collective pour garantir l'origine, le savoir-faire et la dimension artisanale locale. "Cette marque est vraiment née des besoins exprimés par les artisans d'art."
Le logo Ardici n'est que la partie visible. Derrière, un accompagnement complet : calcul de prix, défense de la valeur, présentation de stands, techniques de vente, formation à la gestion… "On a professionnalisé cette filière. C'était vraiment ça, le but." Autre enjeu : faire exister la marque auprès du public et des touristes. "Les artisans sont les ambassadeurs de la marque. Plus ils l'affichent et l'expliquent, plus elle est forte." Site internet bilingue, flyers en français et en anglais, travail avec les provinces… Malgré un tourisme ralenti depuis l'an dernier, la dynamique s'est maintenue, notamment grâce aux marchés locaux, aux boutiques partagées et au dépôt-vente. "Il y a encore quelques années, ce n'était pas un réflexe. On les a formés, on a créé des contrats types. Aujourd'hui, c'est un vrai réseau."
Originaire d'Océanie, Pasilia Tui en fait partie, une créatrice d'exception qui a fait du tapa à la fois matière et terrain d'expression personnelle. Le tapa est fabriqué à partir de la sous-écorce d'un arbuste appelé "mûrier à papier". Pasilia exploite cette matière brute dans le respect des gestes traditionnels : martèlement de l'écorce, collage des bandes avec une colle naturelle à base de manioc, puis décoration à la main avec des colorants végétaux (noir, blanc, marron). Traditionnellement réservé aux femmes, l'art du tapa a été transmis à Pasilia dès sa jeunesse - elle l'a appris auprès des religieuses de Wallis avant d'entrer dans un cadre de cours-école puis d'un chemin familial. Pasilia transforme le tapa en œuvres utilitaires et décoratives : panneaux muraux, étuis à passeports, porte-chéquiers, marque-pages, sous-mains… Elle marie la tradition avec une dimension moderne "utile", ce qui permet à cette matière ancestrale d'entrer dans les usages contemporains.

Chaque week-end au marché de Port Moselle, un stand éclaire les allées de motifs marins et de teintes éclatantes. Derrière Couleur Vivante, il y a Marion La Barre. Son parcours l'a menée de l'école d'art de Nouméa à l'université Laval au Canada puis, de retour au pays, à une rencontre décisive : la peinture sur tissu dans un garage rempli de pots de couleur. "J'ai adoré : on peut tout faire." Depuis douze ans, elle peint à la main du linge de maison : torchons, tabliers, nappes, chemins de table, serviettes, housses de couettes ou encore taies d'oreillers. La matière ? Du coton, parfois du lin. Ce qui compte, c'est la peinture : "résistante, lavable jusqu'à 60 °C, faite pour durer", précise Marion. Les motifs, eux, sont un hommage au pays : coraux, poissons, raies… la mer calédonienne en miroir coloré. Marion dessine et découpe elle-même ses pochoirs, au cutter, sur son plan de travail. "C'est du vrai petit artisanat", dit-elle en souriant. Un geste précis, répété, qui permet de composer des scènes marines aux contours nets tout en variant les compositions. Aujourd'hui, elle explore aussi l'impression locale sur paréos et envisage de faire fabriquer certaines grandes pièces à l'étranger, en collaboration avec une petite entreprise familiale. Mais l'essentiel reste le même : célébrer la mer, la lumière et le geste.


Designeuse kanak, Christiane Waneissi ne coud pas des robes : elle conçoit des usages. Elle défend une mode précise, modulaire et responsable, un design qui raconte d'où l'on vient tout en ouvrant la voie aux mondes virtuels. Son parcours d'entrepreneuse a commencé loin des podiums : consultante pour des sociétés minières en Australie et Nouvelle-Zélande, puis pilote du programme d'échanges CISaustralia. Ces années lui ouvrent un réseau décisif, notamment auprès de créatrices autochtones. Puis vient le geste personnel : une première start-up, PacificMarket.nc, pour valoriser l'artisanat de femmes, et une formation intensive au Canada (modélisme, stylisme) qui lui donne l'outillage technique pour passer de la plateforme à la marque de mode.
Ce sera Châteaubriand Wear - clin d'œil à ses initiales - et un manifeste : concevoir des pièces belles, durables, modulables, qui racontent une culture sans folklore. Au cœur de la signature : le vêtement transformable. Une robe peut changer de manches, de bordures, évoluer avec la personne qui la porte. Un vêtement, plusieurs vies : l'économie est plus vertueuse, la charge émotionnelle plus forte. "Cette modularité est un geste politique : donner du pouvoir d'usage aux femmes, faire de la mode une alliance entre autonomie et beauté", précise Christiane.
Sa grammaire : la robe mission, icône du vestiaire kanak, modernisée sans être trahie. Christiane travaille la coupe comme une architecture : plis pour l'aisance, broderies fines, lignes épurées. Les matières sont choisies pour durer : lin, tissus sourcés dans des stocks dormants, finitions réparables. Loin de la fast fashion, elle défend une élégance juste : teintes liées aux couleurs tribales, détails utiles plutôt que décoratifs.
Sa démarche séduit d'abord localement. Elle teste ses modèles auprès des femmes de Lifou, des familles, des réseaux, avant d'ouvrir plus large. Puis tout s'accélère : Fiji Fashion Week l'invite, puis New Zealand Fashion Week. En 2024, elle devient la première française à présenter une collection à Auckland. La reconnaissance internationale confirme son intuition : on peut faire de la mode kanak, contemporaine et exportable, sans renoncer à la précision du geste ni à la fidélité aux codes.
Également cheffe de projet, Christiane structure l'écosystème autour de sa marque. Adhérente à Ardici, elle tisse des partenariats, expose à l'international et s'inscrit dans les dynamiques d'innovation (TechNZ, Business France). Primée par French Tech 31, elle assume une stratégie hybride : physique et numérique. Deux de ses modèles, protégés à l'INPI, sont destinés à une seconde vie dans des jeux vidéo en Nouvelle-Zélande et au Canada. "C'est une manière d'étendre les droits d'auteur, de faire circuler nos formes culturelles sans les déposséder."
Son discours ne s'excuse pas d'être économique : "ce n'est pas une passion, c'est une entreprise". Lucide sur les obstacles - capitaux, crédibilité, réseaux - elle y répond par la médiatisation de ses projets, la mise en lien avec les créateurs du Pacifique et une exigence constante de qualité. Son atelier est un laboratoire : on y coupe, on y ajuste, on y écrit des fiches techniques autant qu'un récit.
Christiane Waneissi appartient à cette génération qui pense la mode comme un dialogue : entre terre et écran, tradition et design, intime et industrie. Ses créations habitent et se laissent habiter. Créer des formes assez fortes pour dire d'où l'on vient, assez souples pour accompagner où l'on va - voilà, peut-être, la plus belle définition de son travail.
Retrouvez le numéro 7 du magazine L Calédonie, paru en décembre, dans de nombreux points de vente, et sur la page Facebook L Calédonie magazine. [1]