
Vous dites que vos "fondamentaux" sont préservés dans l’accord de Bougival. Quels sont-ils ?
C’était principalement que le choix institutionnel respecte le résultat des trois référendums. C’est le cas, puisque le statut est dans la République. Nos fondamentaux, c’était aussi d’essayer de donner des perspectives à la Nouvelle-Calédonie et d’éviter de nouveaux référendums pour éviter les clivages. Donc, nos fondamentaux sont respectés.
Plusieurs points bloquants pour les loyalistes, comme la nationalité et la constitution d’un État, ont finalement été acceptés. Pourquoi ?
À Deva, le principal point bloquant, c’est que le projet n’était pas dans la France. Car c’est le transfert de l’ensemble des compétences régaliennes qui fait qu’un État est complètement souverain ou pas. Or, dans Deva, on transférait toutes les compétences régaliennes. Il y avait un statut international de pleine responsabilité. La messe était dite. On était indépendants dans un État associé.
Pour la séquence de Bougival, très clairement, le terme d’État et le principe de la nationalité n’étaient pas des volontés de notre part. On considère que ce sont des concessions qu’on a faites aux indépendantistes pour arriver d’une part à un accord, et d’autre part à un statut pérenne. C’est-à-dire ne pas rentrer à Nouméa avec une nouvelle période d’instabilité de 10, 15 ou 20 ans. C’était une proposition du président de la République à laquelle on n’adhérait pas.
On était prêts à des concessions. Et c’est le travail qu’on a fait tout de suite à Bougival, à travers une dernière tentative dans la recherche d’une solution pérenne. Au sein de la délégation Loyalistes Le Rassemblement, on a voulu avoir cette séquence entre ceux qui étaient les plus éloignés de nous (le bloc indépendantiste) pour voir quels étaient les éléments de rapprochement possible. Et ça a été très utile. On a identifié les points qui restaient durs et qui ont fait l’objet de toutes les négociations du reste de la semaine.
Le FLNKS est pour l’instant la seule délégation à parler d’un "projet" d’accord qui n’est pas définitif. Que pensez-vous de leur position ?*
Je la comprends. Des gens considèrent qu’on n’a pas été dans le sens de ce qu’ils souhaitaient. Il faut un certain courage pour assumer d’avoir signé. Et c’est vrai que leurs opposants sont extrêmement violents, non pas dans les propos, mais dans les menaces. Je comprends les difficultés qu’il peut y avoir.
Ce qui est certain, c’est que la feuille qu’on a signée est bien un accord et qu’il est question de le défendre en l’état. On est tous engagés dedans. Personne n’a été forcé. Tout le monde avait le choix de signer ou pas. Je considère qu’il y a du chemin à parcourir. Ça ne va pas être facile, en particulier pour Emmanuel Tjibaou, qui mène cette délégation et qui a l’histoire qu’on connaît. Mais je pense que quand on s’engage, il faut assumer, car il n’y aura pas de nouvelles négociations. Comme l’a très bien dit le Palika, si on change la moindre virgule, ça déséquilibre l’ensemble. Et on n’aura plus d’accord.
Cet accord suscite l’incompréhension chez certains Calédoniens. Comment comptez-vous le défendre ?
On a fait le choix de faire des réunions tous les jours. Chaque membre de la délégation Loyalistes-Rassemblement en organise avec ses propres réseaux. C’est du travail de terrain pour expliquer. Parce qu’au-delà des gens qui se sont opposés tout de suite, il y a quand même beaucoup de personnes qui s’interrogent. On ne sort évidemment pas d’un compromis avec tout ce qu’on veut.
Évidemment, les indépendantistes ne voient pas la même issue à cet accord que nous. Ils vont continuer à se battre pour l’indépendance. Nous, on continuera à se battre pour rester Français. Ceux qui croient que, parce qu’il y a un accord, il n’y aura plus d’indépendantistes et de non-indépendantistes, on le souhaiterait, mais ce n’est pas pour tout de suite. Même si on aimerait faire campagne sur autre chose que sur ce sujet, sur des projets de société, etc.

Justement, l’UNI, notamment, estime que cet accord permettrait d’en finir avec la logique de bloc contre bloc qui existe depuis plus de 30 ans. Est-ce vraiment possible, en particulier au vu de toutes les échéances électorales qui s’annoncent l’an prochain ?
J’ai envie de croire à ça. Mais je pense que ça ne va pas arriver maintenant. C’est très difficile pour certains de se sortir de ça. Je pense que l’UNI est très avancée dans cette réflexion. On a eu la discussion, un soir, où elle disait aussi rêver de campagnes axées sur des sujets du quotidien et de société, etc. Je ne sens pas le FLNKS prêt à sortir de cette logique de bloc. J’ai l’impression que c’est un peu un fonds de commerce. Je ne le critique pas, mais c’est un mouvement de libération et je ne vois pas comment, aujourd’hui, ils vont évoluer vers autre chose.
Et du côté des loyalistes ?
De notre côté, ça va être un peu les deux. C’est-à-dire que, évidemment, dans les campagnes provinciales, il va y avoir des sujets qui s’imposent comme le transfert des compétences régaliennes, etc. Mais il y a aussi toute la partie très importante sur loi fondamentale qui implique de mettre en place projet de société. C’est à nous, mouvement politique, d’amener petit à petit les campagnes sur d’autres thèmes que le sujet binaire.
Victor Tutugoro évoque la possibilité de défendre avec l’ensemble des signataires cet accord. Y êtes-vous favorable ?
On sera partants si les choses proposées le sont en l’état actuel. On est plutôt moteur à ce sujet. Peut-être que les choses se feront en deux temps. Là, on est dans une phase d’explication à nos bases, les uns et les autres. Mais la campagne va être longue, puisque la consultation doit avoir lieu en début d’année 2026. Je pense que ce serait l’intérêt de la Nouvelle-Calédonie d’arriver à faire ça ensemble. Est-ce que tout le monde en est capable ? Je ne sais pas.
Mais est-ce dans votre intérêt, politiquement ?
Je pense que oui. L’un des échecs des accords de Nouméa et de Matignon, c’est que les indépendantistes sont partis expliquer à leurs bases que la fin de l’accord, c’était l’indépendance. À la fin de l’accord de Nouméa, les bases se sont donc dit qu’on leur avait menti. De notre côté, on a expliqué à notre base que les référendums décideraient et que si c’était non, c’était la France ad vitam aeternam. Sauf que la réalité est plus subtile que ça, dans les deux sens. Au final, tout le monde s’est senti trahi et en 35 ans, nos électeurs se sont de plus en plus éloignés.
Peut-être que si on attaquait cette campagne, ce qui n’a pas été fait pour l’instant, tous ensemble, nos électeurs comprendraient la vision des indépendantistes et des autres, sans pour autant qu’ils y adhèrent. Et inversement. On reviendrait ainsi un peu plus sur des voies convergentes. Ce serait utile que tout le monde comprenne. Parce qu’une partie des électeurs disent que l’accord de Bougival mène à l’indépendance, et les autres disent que c’est un accord dans la France. Les deux sont justes dans le sens où, effectivement, les compétences régaliennes sont transférables. Si les indépendantistes signent ce texte, c’est parce qu’ils ont cette possibilité d’aller vers la pleine souveraineté. Et nous, si on le signe, c’est parce qu’on considère que cette possibilité est difficile à atteindre.
Que se passera-t-il si cet accord n’est pas voté en 2026 ?
Si les Calédoniens ne le votent pas, ce que je ne souhaite pas, on revient à la situation actuelle. Quid du corps électoral ? Que fera l’État avec ça, à la veille des municipales et à l’avant-veille des présidentielles ? Je ne sais pas.
Je pense que d’ici la consultation, on aura le texte de la loi organique spéciale et on aura, j’espère, suffisamment convaincu pour qu’il soit adopté. C’est vraiment l’intérêt de la Nouvelle-Calédonie, car repartir sur une situation d’absence totale de visibilité comme celle qu’on avait la veille de la signature, c’est encore repartir sur des années de difficultés majeures. On n’aura plus d’argent de l’État. On sera à un an des présidentielles, où tout le monde sera concentré sur ce qui se passe au niveau national.
Comme vous le souhaitiez, les compétences de provinces seraient renforcées. Comment cela se traduirait-il, notamment sur le plan fiscal ?
Je considère qu’il faut arrêter de se cacher les yeux sur nos différences, il faut les accepter et les organiser. Nos différences sont sur la conception économique et sur le modèle de société d’une manière générale. Ce qui est prévu dans l’accord, c’est le fait d’avoir une fiscalité différente en fonction des provinces. Chacune s’organise pour générer l’attractivité et développer les entreprises qu’elle souhaite. Cela permet aussi de revoir la question de la solidarité qui a échoué dans l’accord de Nouméa. À l’époque, on a mis en place une clé de répartition comme la solution à nos problèmes de déséquilibre. Mais elle n’a eu qu’un seul résultat : faire partir les gens du Nord et des Îles vers le Sud. Ce qui est exactement ce qu’on ne voulait pas faire.
La province des Îles, au lieu de développer des entreprises, a embauché des fonctionnaires. La province Nord s’est concentrée sur l’usine du Nord pour, finalement, arriver à la situation qu’on connaît. Là, l’idée est de mettre en place une clé de solidarité qui soit vraiment liée à la capacité des provinces Nord et Îles à fixer leur population. C’est dans l’intérêt de tout le monde.
La stratégie des Loyalistes, du moins selon Gil Brial, est de "refaire venir du monde en Nouvelle-Calédonie en leur donnant le droit de vote". Le renforcement du pouvoir des provinces s’inscrit-il dans cette logique ?
Il faut décorréler ça du corps électoral. Je crois profondément qu’on a besoin de faire revenir du monde, c’est dans l’intérêt de la Nouvelle-Calédonie. On a clairement un problème de masse critique sur tous les sujets : la question de la vie chère, de la sécurité, de la santé avec un manque des médecins, etc. Je suis convaincue que la partie des compétences fiscales peut contribuer, effectivement, à générer de l’attractivité. Et là, ce sera à nous, de voir qui on veut faire venir. Est-ce qu’il faut qu’on cible des métiers sur lesquels on est en déficit ? Ce sera à la Nouvelle-Calédonie et aux provinces de le construire. Ce n’est pas forcément la question du droit de vote, mais plutôt celle de repeupler la Nouvelle-Calédonie, c’est un intérêt économique et de sécurité.

La Nouvelle-Calédonie a la possibilité d’un transfert de certaines compétences régaliennes (monnaie, sécurité, justice). Bien que cela semble difficile à mettre en application, n’est-ce pas un risque pris par votre coalition qui y était opposée ?
Là, il faut être cash. L’objectif des indépendantistes, c’est que le transfert des compétences régaliennes soit possible. Et nous, l’objectif, c’est que ce ne soit pas possible. Je considère qu’on ne peut pas être démocrate et dire que, si un jour, la majorité de la population devient indépendantiste et veut transférer ces compétences, on ne le fera pas. Nous, on défend la démocratie. Donc, l’idée, c’était de savoir comment on mettait en place des verrous suffisamment durs pour que la démocratie soit respectée, mais en même temps, que la Calédonie soit aussi respectée. C’est pourquoi il y a trois verrous : un vote d’une majorité de 64 % du Congrès ; la soutenabilité du transfert examinée par l’État ; la validation par la population. Cela permet d’ouvrir une porte vers le transfert des compétences régaliennes. Mais imaginer transférer la défense, par exemple, nous paraît absurde. On n’a pas la capacité d’assurer notre propre défense, d’avoir une armée, etc.
Depuis de longues années, vous plaidez en faveur d’une révision de la répartition des élus au Congrès au bénéfice de la province Sud. Elle disposerait de cinq sièges supplémentaires. Que permettrait ce nouveau rapport de force ?
59 % des sièges au Congrès avec 75 % de la population en province Sud, ce n’était plus tenable. Mais au-delà de ça, notre volonté, c’était d’avoir des provinces très fortes. Elles sont plus fortes dans l’accord, mais on n’a pas tout donné aux provinces. Et on a donné au Congrès des pouvoirs majeurs comme celui de transférer les compétences régaliennes ou de voter la loi fondamentale. On ne pouvait pas accepter que le Congrès ait un rôle fondamental avec un déséquilibre démocratique aussi fort. C’était le " deal" en revenant à des équilibres acceptables. Par ailleurs, on se préserve que la situation actuelle se reproduise à l’avenir, car une révision de ces équilibres est prévue à chaque mandat en fonction de l’évolution de la population et donc des recensements. En clair, si les équilibres démographiques changent, la répartition des sièges changera également.
Dans vos rangs, certains ont fustigé cet accord, dont votre premier vice-président Philippe Blaise. Est-ce qu’il y a un risque de divisions, si ce n’est de fracture, au sein de votre coalition ?
Oui et non. D’abord, des risques de division, il y en a toujours, et dans tous les camps. Je respecte l’opinion de Philippe qui a toujours été très clair sur son rejet de l’idée d’un État, même dans l’État. Quand on a signé, on savait qu’il serait contre.
Est-ce que ça génère une fracture ? Ça dépendra de la manière dont on le gère. Moi, je considère qu’on fait partie du même camp, qu’on défend la même chose, à la province comme au Congrès. Pour l’instant, il continue ses missions à la province. Lui n’est pas parti, moi je ne l’ai pas enlevé. Et je pense qu’on peut continuer là-dessus, et il peut continuer à être contre l’accord, et nous à le défendre. Philippe n’a même pas attendu d’avoir le contenu de l’accord pour s’y opposer. Est-ce qu’on est capable de vivre avec ce désaccord ? Je ne sais pas. Moi, je souhaite qu’on puisse continuer à avancer dans l’intérêt général du camp qu’on défend tous les deux.
Après la signature de l'accord de Bougival, les Nouvelles calédoniennes donnent la parole à chaque délégation présente à Paris, ainsi qu'à l'État, qui livre leur analyse des enjeux de ce texte :
Manuel Valls : "Le rejet de cet accord serait un saut dans l'inconnu" [1]
Victor Tutugoro : "On construit la souveraineté non plus les uns contre les autres, mais ensemble" [2]
Virginie Ruffenach : "Aucun des deux camps n'a trahi ceux qu'il représente" [3]
Pour le FLNKS, le projet de Bougival n'est pas "l'accord définitif" [4]
Milakulo Tukumuli : "Si on veut poursuivre le chemin, on est obligé de travailler ensemble" [5]
*L'interview a été réalisée avant l'annonce du rejet de l'accord par la commission exécutive de l'Union calédonienne [8].
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/interview/entretien-manuel-valls-le-rejet-de-cet-accord-serait-un-saut-dans-l-inconnu
[2] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/victor-tutugoro-on-construit-la-souverainete-non-plus-les-uns-contre-les-autres-mais-ensemble
[3] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/virginie-ruffenach-aucun-des-deux-camps-n-a-trahi-ceux-qu-il-represente
[4] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/pour-le-flnks-le-projet-de-bougival-n-est-pas-l-accord-definitif
[5] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/interview/milakulo-tukumuli-si-on-veut-poursuivre-le-chemin-on-est-oblige-de-travailler-ensemble
[6] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/interview/philippe-dunoyer-plus-notre-message-sera-commun-plus-les-caledoniens-sont-susceptibles-d-y-adherer
[7] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/sonia-backes-quand-on-s-engage-sur-un-accord-il-faut-assumer-car-il-n-y-aura-pas-de-nouvelles-negociations
[8] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/la-commission-executive-de-l-union-caledonienne-rejette-l-accord-de-bougival
[9] https://www.lnc.nc/user/password
[10] https://www.lnc.nc/user/register
[11] https://www.lnc.nc/formulaire/contact?destinataire=abonnements