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    Nouvelle Calédonie
  • Propos recueillis par Patrick Blain | Crée le 23.03.2024 à 14h00 | Mis à jour le 23.03.2024 à 14h42
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    Docteur en physique et gérant d’entreprise, Joël Kasarhérou s’est présenté aux élections provinciales de 2019 à la tête du mouvement Construire Autrement. Photo Patrick Blain
    Joël Kasarhérou est docteur en physique, gérant d’entreprise et à l’origine du mouvement Construire Autrement. Il vient de publier : Décolonisation de la Nouvelle-Calédonie : quel avenir ? aux idées pour le moins innovantes.

    D’où vient l’idée de ce livre ?

    Construire Autrement a été conçu en très peu de temps après le premier référendum pour se lancer dans les élections provinciales. Il est né du constat que l’issue des accords était un échec. Il fallait donc démontrer que le système actuel est politiquement non viable et économiquement non soutenable, que nos institutions ne reflètent qu’un système de paix séparées et ne répondent pas aux exigences d’un pays qui a un travail de co-construction à faire. Et puis le livre fait des propositions, qui sont le fruit de mes réflexions (lire ci-dessous).

    Ce livre est-il l’émanation d’un réservoir d’idées, ou d’un mouvement politique dont il constituerait le programme ?

    Historiquement, oui ; pour autant, je ne fais pas la différence. Si les idées sont bonnes, il faut qu’elle soient partagées ; et si on exprime des idées, on fait tous de la politique, au sens de la vie de la cité. Il fallait poser factuellement les problèmes. Plus les éléments sont factuels, moins ils sont contestables. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de chiffres, tous sourcés, et des citations. Pour progresser, il me semblait important d’avoir un constat commun afin de ne pas vivre dans l’illusion d’un pays de cocagne où il y a eu l’abondance, et comme il n’y a plus l’abondance, tout est difficile.

    Aux Provinciales de 2019, vos premiers pas en politique ont été discrets (4,4 % des voix).

    Nous avons fait une campagne en soixante jours. De ce point de vue, nos résultats sont honorables. La difficulté était que nous faisions une campagne post-accords, qui cherchait déjà ce qu’il y avait au-delà de " loyalistes " et " indépendantistes ". Aujourd’hui encore, les gens ont du mal à dépasser la vision par blocs. Mais on a perdu cinq ans car ce que nous disions en 2019 est toujours valable : remettre à plat, regarder les atouts de la Calédonie, comment avoir, au-delà du nickel, une vision post-accords de Matignon-Nouméa, réfléchir à la fiscalité, aux institutions ou par exemple à l’éthique. On ne peut pas dire qu’on est en démocratie si on ne fait pas preuve d’exemplarité.

    Tous ceux qui font carrière en politique ne savent pas faire autre chose. Au gouvernement, il y a des gens qui n’ont jamais travaillé.

    Et vous ne comptez pas sur le personnel politique calédonien pour faire naître un nouveau statut, à l’évidence !

    Il y a beaucoup d’incompétences dans les deux camps. Coller des affiches, crier dans les meetings, oui, il y a des gens efficaces pour ça. Mais pas sur des dossiers, sur des engagements financiers. J’ai des exemples ahurissants de gens qui ne comprennent pas ! Même si les diplômes ne disent pas tout, même si on n’a pas besoin d’être énarque, regardez leurs parcours. Vis-à-vis des jeunes, la politique devrait être vertueuse. Tous ceux qui font carrière en politique ne savent pas faire autre chose. Au gouvernement, il y a des gens qui n’ont jamais travaillé. Et il faut voir dans les cabinets ! On ne recrute pas des compétences, mais dans la famille, les amis ou des militants. On n’aura pas de solution aujourd’hui par le politique en place.

    Mais l’État continue à signer des chèques.

    La responsabilité de la Métropole est inouïe. Avoir donné autant de moyens sans contrôle à une petite minorité, s’appuyer sur des gens localement pour servir sa stratégie… L’outre-mer, c’est la cristallisation des pires mécanismes au niveau de l’État. Tant qu’on jouera ce jeu totalement archaïque du colonisateur et du colonisé, on ne s’en sortira pas. Les Anglo-Saxons ont eu une vision complètement différente. Ils ont décolonisé dans l’idée d’ouvrir des marchés. Pas nous. On le paye aujourd’hui.

    Si ceux qui sont aux manettes veulent avoir les moyens de leur autonomie, il va d’abord leur falloir acquérir l’indépendance économique.

    C’est ce qui vous fait appeler prioritairement à une autonomisation de l’économie ?

    On ne peut pas décorréler l’économie de la politique. On a eu l’abondance parce qu’on a eu des problèmes politiques. On nous a un peu vendu du rêve avec le destin commun et on voit bien que c’était conditionné au rééquilibrage, aux infrastructures et aux moyens financiers. On a compris que cette abondance d’argent venu de l’extérieur était artificielle. Le fait qu’on ne soit pas indépendants a généré un aléa moral : " il y a un payeur de dernier recours : la France ". Les gens ont intégré qu’on ne pouvait pas faire faillite. Je pense qu’on va atteindre la limite assez rapidement, et de manière violente sans doute. Si ceux qui sont aux manettes veulent avoir les moyens de leur autonomie, il va d’abord leur falloir acquérir l’indépendance économique.

    Vous craignez un retour de la violence ?

    Je pense qu’on n’y échappera pas. On a gardé la même mécanique archaïque de pensée, mais elle s’exprime aujourd’hui en termes de conflit, pas de négociation. La solution ne sera pas consensuelle, elle sera dissensuelle, si je peux dire. Je pense que le passé est un mécanisme que l’on va reproduire. Ce ne sera pas dans les mêmes modalités. Mais quand on entend des mots comme " lutte " ou des expressions comme " on va se battre ", ce n’est pas qu’on va vers une table de négociations.

    Sur ce sujet, vous soulignez les effets négatifs des référendums qui ont ruiné trente ans d’efforts vers un vivre ensemble en dressant deux camps l’un contre l’autre. Mais la voie référendaire n’était qu’un recours, pas une obligation ?

    Pour certains, elle était inévitable. Quand on observe le côté presque messianique de la démarche des initiateurs des accords, le passé chrétien des rédacteurs transparaît, dans le vocabulaire choisi ainsi que par la vision " gentille " de l’histoire. Ils ont caché ce qui se passerait si cela se passait mal. De fait, et c’est un vrai souci, on est dans l’hypothèse qui n’avait pas été envisagée. On comprend pourquoi : on sortait de tensions, de morts, d’une guerre civile. La question posée par Michel Rocard était : " peut-on décoloniser sans indépendance ? ".

    18 % d’illettrés, ce n’est plus de la marginalité, c’est une minorité, qu’on ne peut plus ignorer.

    Or comme vous l’écrivez, l’autonomie ne mènera jamais à l’indépendance ; et ce constat, les indépendantistes l’ont aussi fait.

    On ne peut pas autonomiser davantage un territoire inscrit dans la France. On a tout pour réussir, on a tous les leviers. Les Corses nous envient ! Et ils feraient sans doute pareil qu’ici : trois ou quatre partis qui s’accapareraient la manne, et la population qui subirait. C’est ça le drame. Le mécanisme prévu dans la Constitution n’est pas conçu pour une autonomie responsable. Avec l’aléa moral, c’est " open bar ". On promet ou on menace, et on obtient. Et il n’y a pas de sanction car c’est l’une des particularités de la France, on n’évalue pas les politiques publiques. Dans un État fédéral ou dans l’esprit d’un Commonwealth, ce serait autre chose. L’esprit est différent car on responsabilise les gens. C’est ce à quoi pensait de Gaulle, j’en parle dans le livre, mais il n’a pas pu le faire parce qu’il a été rattrapé par la vitesse de la décolonisation en Afrique.

    Dans Le Monde en 2021, l’entrepreneur calédonien Jean-Marie Chatelain estimait que le problème de la Nouvelle-Calédonie était moins colonial que social. Un constat qui peut s’incarner par la bombe à retardement de ces jeunes désœuvrés qui peuplent les trottoirs, à l’identique des banlieues françaises. Qu’en pensez-vous ?

    Ce phénomène aussi pose le problème de l’absence d’évaluation de l’action publique. On a identifié le problème, on a mis des milliards, donc on a résolu le problème. Mais dépenser autant pour avoir 18 % d’illettrisme, et encore, ces chiffres sont sous-estimés… Seize ans assis sur un banc de l’enseignement pour arriver à être illettré, 18 % d’illettrés, ça ne fait mal à personne. 18 %, ce n’est plus de la marginalité, c’est une minorité, qu’on ne peut plus ignorer. Et ça a un coût, terrible. Quand les gens ne se retrouvent ni dans la consommation, ni dans la parole, la seule action possible est la violence. Des gens non éduqués, c’est ce qu’il y a de pire dans une démocratie.

    Comment en arrive-t-on là ?

    Le système de l’éducation nationale ne fonctionne pas. Il faut une sacrée force de conviction à un enseignant au cœur de la Chaîne pour se dire : " moi, j’en veux un qui sorte, qui soit mon Albert Camus à moi ". Les enfants ont tous envie d’apprendre et d’être socialisés. Les parents sont très contents de confier leurs enfants à l’école. Ce qui ne va pas, c’est le système scolaire, dont on attend qu’il fasse émerger des élites et non qu’il forme des citoyens.

    L’idée des assemblées populaires est que l’intelligence collective est supérieure à ce qui peut émerger des partis politiques.

    Parlez-nous des conventions citoyennes, que vous voulez mettre en œuvre pour inventer le statut à venir de la Nouvelle-Calédonie.

    Le système des assemblées populaires est très bien cadré, il en existe partout dans le monde. L’idée est que l’intelligence collective est supérieure à ce qui peut émerger des partis politiques. Les solutions ne sont pas dogmatiques, et les choix sont pondérés par la masse.

    Les participants sont tirés au sort ? Combien sont-ils ?

    Oui, on tire au sort, beaucoup de noms car les désistements sont nombreux, pour constituer un groupe de 80 personnes, c’est déjà beaucoup, représentant les âges, les ethnies. Elles ne savent rien des sujets à traiter, elles sont éclairées par des intervenants qui leur apportent les informations de base, comment fonctionne la fiscalité d’une commune, etc. Elles sont encadrées par des meneurs de réunion, qui veillent à faire prendre la parole à tous, et font des synthèses. Les participants sont indemnisés. Les travaux durent assez longtemps, plusieurs mois. Parfois les groupes se réunissent de leur propre initiative. Ça coûte un peu d’argent, c’est lourd à organiser mais l’intérêt qu’on en tire est bien plus grand que du rapport d’un cabinet d’études qui va compiler des idées et servir à caler un meuble.

    À condition que le commanditaire n’en fasse pas de même avec les travaux des assemblées citoyennes…

    Exactement ! Le portage politique, ensuite, est délicat. Souvent, le projet est transformé en référendum. Une autre piste est d’en faire un projet de loi mais le risque est le nombre d’amendements qui vont le dénaturer en fonction des intérêts personnels des élus. C’est pour cela que le référendum est bien plus efficace.

    Les grandes puissances sont puissantes parce qu’elles ont une puissance économique.

    Pourquoi évoquer une validation par un référendum national ?

    Je ne pense pas que le destin de la Nouvelle-Calédonie soit détaché de celui des autres outremers. Et la Corse nous regarde avec intérêt. C’est la théorie des dominos : si nous obtenons quelque chose, les autres voudront l’avoir. La France a intérêt à mener une politique globale plutôt que de maintenir la Calédonie dans son cas particulier. Il faut essayer de concevoir le cadre le meilleur pour la France et le meilleur pour les gens ici, sans toucher à leur identité, à leur passeport. Il faut que la solution soit gagnante-gagnante.

    Ce qu’exprime votre proposition d’une " continuité dans l’indépendance " ?

    C’est une nouvelle forme de dépendance. Les termes ici sont connotés, l’indépendance-association renvoie à Pisani, qui était probablement en avance sur son temps. L’idée est de régler cette dépendance en donnant des responsabilités sans le biais de l’aléa moral. Économiquement aussi, c’est mieux pour la France, et le mieux pour la France, c’est le mieux pour nous. Avec ce système, le territoire aura le personnel politique qu’il mérite. C’est tout l’enjeu de l’autonomie des territoires. Qu’ils se disent : " on est capables de le faire ". Et il faudra qu’ils le fassent jusqu’au bout, sans dire " je suis indépendant mais je veux quand même ton argent ". C’est pour cela que le levier économique est fondamental dans la destinée politique et dans la manière de concevoir une stratégie politique et une responsabilité de la parole et de l’engagement politique. Les grandes puissances sont puissantes parce qu’elles ont une puissance économique.

    Moins il y a de solutions, plus les gens seront amenés à réfléchir intelligemment.

    Présenterez-vous une liste aux prochaines provinciales ?

    On réfléchit. Pour moi, la bataille des idées est gagnée. Dire qu’on ne peut pas continuer comme ça, tout le monde le constate désormais.

    Quelles chances vous donnez-vous de voir vos idées, décoiffantes pour la plupart, se concrétiser ?

    Il faut que les gens soient prêts, bien sûr. Mais la situation actuelle s’y prête. Moins il y a de solutions, plus les gens seront amenés à réfléchir intelligemment. Il y aura des conflits, certains sont déjà là. Mais ce ne sont plus les mêmes. Avant, c’étaient des conflits de territorialité. Aujourd’hui, pour aller au clash, quelle est la nature des revendications ? Plus de pain et de riz dans la marmite ? Des revendications sociales ?

    Il n’y aura plus de négociations. On va arriver directement à l’os. On dira : c’est ça, ou c’est rien. Et ça va obliger l’Etat à se positionner. En cas de conflit sur l’un de ses territoires, la France ne pourra plus parler à l’ONU de la même manière, donner des leçons à Gaza ou en Ukraine. Et ça, elle ne peut pas se le permettre.

    Décolonisation de la Nouvelle-Calédonie : quel avenir ? Un sacré pavé dans le lagon !


    Joël Kasarhérou a présenté récemment son dernier livre "Décolonisation de la Nouvelle-Calédonie : quel avenir ?".

    Évidemment, rien n’est facile à un Calédonien affirmant qu’il faut " regarder les choses autrement que par le prisme indépendantistes contre loyalistes ". Mais la facilité n’est pas un sujet pour Joël Kasarhérou. Ce qui intéresse cet entrepreneur, c’est d’éclairer la sortie de l’impasse dans laquelle trois référendums ont enlisé le pays.

    Bien vite, le lecteur comprend que cet autre regard n’est qu’un postulat dans une rafale d’informations et de propositions qui seront iconoclastes et inapplicables pour les uns, de bon sens et inévitables pour d’autres ; mais toutes rigoureusement étayées de chiffres, l’auteur n’est pas de formation scientifique pour rien.

    Car où peut-on trouver, comme rangées sur l’étagère, des initiatives visant à réduire de 30 % le nombre de fonctionnaires, instaurer un service obligatoire d’un an rémunéré, créer un revenu universel de base, taxer les activités polluantes, créer des monnaies locales pour aider les agriculteurs, valoriser des terres coutumières afin de tendre vers l’autosuffisance alimentaire ou confier à de simples citoyens la mission d’accoucher du prochain statut du territoire ?

    Ouvrant sur l’horizon 2025-2040, l’auteur fait un sort aux deux positions dominantes : une autonomie qui ne pourra pas être plus large qu’au stade actuel et dont les indépendantistes ne veulent plus ; une indépendance sans accord, aux effets dévastateurs, monnaie dévaluée, exode des possédants, prédation de l’étranger, grande pauvreté des populations. A la place, il avance l’idée d’une " indépendance dans la République ". Les partisans d’un maintien dans la France conserveraient tous leurs attributs ; les indépendantistes seraient à la tête d’un état souverain dont ils partageraient les compétences. Un " Partir pour mieux rester " dont la Métropole tirerait avantage en conservant les fonctions régaliennes, en assurant un fonctionnement démocratique et les conditions du maintien du niveau de vie.

    " La politique a deux leviers pour avoir prise sur l’opinion : vendre du rêve ou de la peur ", assure Joël Kasarhérou. Même les vendeurs de rêve et de peur pourraient trouver un intérêt à feuilleter ces 160 pages rédigées au nom d’un troisième levier.

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