- Aurélia Dumté - L Calédonie | Crée le 15.06.2025 à 06h00 | Mis à jour le 15.06.2025 à 06h00ImprimerRéjane et Laetitia, infirmière. Laetitia passe deux fois par jour chez Réjane. Photo Aurélia DumtéAlors que la situation des personnels médicaux était déjà tendue dans certaines spécialités ou dans certaines zones de Nouvelle-Calédonie, les violences de mai et juin 2024 ont plongé le monde médical dans une situation particulièrement critique. De nombreux professionnels, médecins spécialisés comme infirmiers, ont quitté le Caillou, des dispensaires sont vides… Une situation dangereuse pour la santé des Calédoniens. Un dossier proposé par notre partenaire le magazine L Calédonie, paru en mai 2025.
Deux fois par jour, Lætitia Lienard, infirmière libérale, se rend chez Réjane. Douche, changement de pansements, discussions, rigolades. Un lien essentiel pour Réjane, alors même que cette dame âgée d'une soixantaine d'années, amputée des deux jambes, est très bien entourée, de sa famille comme de professionnels. "C'est ma deuxième maman", sourit Lætitia en changeant un pansement. Cela fait deux ans que les deux femmes se voient deux fois par jour. "Lors des émeutes de mai 2024, je ne suis pas passée durant quatre jours, mais je savais qu'elle avait sa fille. Sinon, je serais passée la récupérer pour l'emmener chez moi." Réjane est bien accompagnée. Mais ce n'est pas le cas de tous les patients. Surtout, Réjane habite un quartier où Lætitia accepte de continuer sa tournée. "Hélas, je ne vais plus aux Tours de Magenta". Trop de peur, trop de violences. "Durant les émeutes, nous avons fait la tournée à deux avec ma remplaçante." Le souvenir de ces mois est encore très douloureux. Et certains quartiers et zones géographiques pâtissent des exactions de 2024, avec un vide médical immense. "Les plus vulnérables sont fragilisés, dans le nord, dans les îles, dans les quartiers défavorisés", constate Kader Saidi, porte-parole et fondateur du collectif Santé en danger Nouvelle-Calédonie, qui réunit près de 1 800 professionnels de santé. "Sur la côte Est, il n'y a plus une structure de soin qui peut recevoir les patients, dans le Nord et les îles, c'est variable, tout comme dans certains quartiers de Nouméa. Mais il ne faut pas oublier que nous sommes tous liés. Quand le Nord ne va pas bien, le Sud ne va pas bien", poursuit Kader Saidi.
Une perte de chance pour les patientes
Le constat est le même pour Lætitia Lienard, infirmière libérale, comme pour les autres professionnels de santé. Valérie Lescroart, présidente du Syndicat des sage-femmes de Nouvelle-Calédonie, constate des effets concrets au quotidien. "J'ai des patientes qui peinent à obtenir une prise en charge de grossesse, car le temps administratif s'est allongé. En Brousse, les filles nous disent que pour orienter une patiente, même avec une pathologie dépistée, c'est extrêmement long. Tout cela, c'est une perte de chance, pour les patientes. De manière générale, tous les patients, hommes, femmes, personnes âgées, enfants sont impactés par les émeutes." Et encore, c'est quand il y a une sage-femme sur place. Si dans ce corps de métier le manque est moindre que dans le monde infirmier, une sage-femme en moins dans un dispensaire et c'est la catastrophe. C'est un bébé potentiellement en danger. "Il semblerait qu'il manquerait en Nouvelle-Calédonie, depuis le mois de mai 2024, 220 infirmiers et une centaine de médecins, souligne Kader Saidi.
Kader Saidi, fondateur du collectif Personnel soignant en danger. Photo Aurélia DumtéLe système de santé calédonien fonctionnait plutôt pas mal avant le 13 mai, et ce grâce aux soignants qui se sont toujours organisés pour tenir le système de santé. Il était à réformer, certes, mais il fonctionnait pour les patients. Mais les émeutes ont précipité ce système de santé.A cette situation purement calédonienne s'ajoute la pénurie mondiale de soignants. "Nous recevons des offres d'emplois du monde entier régulièrement", confirme Valérie Lescroart, du syndicat des sage-femmes. Et parfois de pays très attractifs, comme l'Australie ou le Canada.
Un soignant sur deux envisage de partir
Si l'idée de tout plaquer a traversé un moment l'esprit de Lætitia, "je ne peux tout simplement pas partir. Entre le crédit de ma maison et celui de mon cabinet, je ne peux pas tout quitter du jour au lendemain." Pour les sage-femmes libérales, même constat. Ces professionnelles de santé ont parfois de gros investissements pour l'achat de matériel qui pèsent sur le cabinet, et ne peuvent tout simplement pas quitter le Caillou du jour au lendemain. Mais ceux qui sont arrivés les mains dans les poches pour un emploi de salarié ont pu refaire leur baluchon et s'envoler pour d'autres horizons aussi vite qu'ils sont arrivés.
Photo L CalédonieLa Fédération des professionnels libéraux de santé a commandé une étude en décembre dernier, dont les résultats sont éloquents. "Près d'un professionnel de santé sur deux envisage de quitter la Nouvelle-Calédonie", commence le président, Patrice Gauthier, qui continue : "12 % confirment leur départ imminent et 31% affirment rester uniquement parce qu'ils y sont contraints (engagements financiers, familiaux, etc). 23 % présentent des symptômes de stress post-traumatique, dont 7 % sévères, 69 % des libéraux peinent à trouver un remplaçant et 80 % des salariés signalent des difficultés majeures à recruter du personnel qualifié." Des chiffres affolants. Alors comment garder le personnel soignant qui a décidé de rester ? Comment attirer de nouveaux infirmiers, de nouveaux médecins en Nouvelle-Calédonie ? D'autant que selon Kader Saidi, "les médecins généralistes calédoniens ont 30% de pouvoir d'achat en moins q'uun généraliste en Métropole, et les praticiens hospitaliers sont moins bien payés qu'en Guyane ou qu'en Métropole."
Quelles mesures pour sauver le système de santé ?
Le collectif Santé en danger propose un certain nombre de points pour rendre le pays attractif, comme "une revalorisation salariale, payer le billet d'avion, reprendre l'ancienneté, financer les deux premiers mois de logement, ou encore une exonération fiscale pour les soignants installés dans les îles, dans le Nord… Il existe différents outils, selon le porte-parole. Et il ne faut pas de tabou si nous voulons retrouver notre système de santé."
Photo L CalédonieLa Fédération des professionnels libéraux de santé propose elle aussi des solutions, "qui sont connues", au travers d'un livre blanc, présenté lors d'une conférence de presse le 31 mars. Création d'une cellule de pilotage sanitaire dotée de pouvoirs exécutifs et incluant les professionnels de santé, réforme des nomenclatures et indexation des lettres clés sur l'inflation, stabilisation du RUAMM par convention de gestion, déploiement d'un plan de prévention ambitieux, mise en place d'un soutien psychologique structuré, révision de la fiscalité des libéraux (TGC, patente). "Le système ne tient plus que grâce à l'énergie des derniers qui restent. On ne peut pas continuer à sacrifier la santé publique sur l'autel de l'inaction et des contraintes budgétaires", alerte Xavier Delagneau, président du Syndicat des chirurgiens-dentistes de Nouvelle-Calédonie. "A ce stade, ce n'est plus une crise, c'est une désintégration."
Point de rupture
Pour Kader Saidi, la toute première question à se poser, pour les hommes et femmes politiques du pays, "c'est quelle santé veut-on pour les Calédoniens ? Quelle prévention ? Quels sont les délais d'attente acceptés ?" Ce médecin, installé depuis 18 ans, constate des délais d'attente fortement rallongés pour les actes chirurgicaux. "C'est la première fois que je ne peux plus soigner tout le monde. Il n'y a plus suffisamment d'infirmiers, donc je ne peux intervenir au bloc qu'une seule fois par semaine. Je pense que l'on est à un point de rupture, et que si on laisse aller, il y aura des morts".
Les salariés en forte détresse psychologique
La société Médical Partner Control est spécialisée dans la prévention et la maîtrise de l'absentéisme au travail. "Nous sommes entre l'entreprise et le patient, nous voyons les deux côtés", explique Cindy Véran, co-gérante. À travers sa société, elle a pu constater les conséquences des émeutes de mai 2024. "Depuis les émeutes, nous enregistrons près de 35 % d'interventions supplémentaires de psychologues en milieu professionnel. Les employeurs constatent un mal-être chez leurs salariés, qui subissent un stress important."
Cette détresse psychologique des salariés est due, selon Cindy Véran, à plusieurs facteurs, notamment au manque de visibilité sur l'avenir. "Il y a une inquiétude concernant l'avenir, qu'il soit politique ou financier… Aujourd'hui, près de 70 % des arrêts de travail que nous recevons sont des "sorties libres", donc des arrêts liés au stress. Il y a un sentiment d'injustice, un sentiment d'avoir perdu le contrôle de sa vie. Les salariés, comme les gérants d'entreprise, n'ont plus de projets et ne savent pas où ils seront dans six mois. Or, les êtres humains ne peuvent pas vivre sans projets."
D'autres problématiques viennent s'ajouter, comme les difficultés financières qui empêchent certains patients d'avancer les frais pour une consultation médicale, les difficultés de déplacement liées à la réduction du trafic des transports en commun, ou encore la pénurie de médecins, qui allonge les délais de prise de rendez-vous. "Tout cela a un impact sur les salariés, et donc sur le monde de l'entreprise. Cette situation touche tous les secteurs : le privé comme le public, le BTP, les banques… Il est urgent de s'inquiéter de la santé mentale des Calédoniens."
3 questions à Valérie Lescroart, présidente du Syndicat des sage-femmes de Nouvelle-Calédonie : " On ne comprend pas pourquoi cela n'avance pas "
Photo L CalédonieVous alertiez avant les émeutes sur le manque de reconnaissance professionnelle, de textes législatifs en souffrance, qu'en est-il aujourd'hui ?
Le hasard du calendrier a fait qu'on avait choisi début mai 2024 pour alerter sur le manque de reconnaissance de notre profession, autant au niveau de la rémunération que du statut. Les émeutes n'ont pas aidé. Depuis, pas grand-chose n'a changé. Nous avons obtenu un petit geste de la Cafat. Certains actes ont été codifiés début 2024 pour les médecins, nous avons réussi à avoir un tarif équitable pour les sage-femmes sur ces actes. Lors de cette même commission Cafat, nous avons demandé à revaloriser notre consultation. C'était le point le plus important. Aujourd'hui, la consultation est à 3 520 Fcfp. En Métropole et dans les Drom-Com, les sage-femmes ont réussi à faire ce travail de revalorisation de la profession. Ici, on est à la traîne. Maintenant, les études de sage-femmes sont passées à bac plus 6, ce qui entraîne une revalorisation des grilles de la fonction publique. Cela creuse encore plus l'écart. Aujourd'hui, les filles qui arrivent pour travailler au Médipôle sont payées moins qu'en Métropole, malgré l'indexation. Nous allons donc faire une demande pour être reçues auprès des instances, que ce soit à la Dass-NC ou auprès du nouveau membre du gouvernement en charge de la santé, que nous n'avons pas encore rencontré, afin de discuter de nos difficultés sur le terrain. Après, selon l'écoute que l'on recevra, nous profiterons peut-être de la journée mondiale des sage-femmes du 5 mai pour faire quelque chose.
Aujourd'hui, combien de sage-femmes exercent en Nouvelle-Calédonie ? Est-ce qu'il y a un manque ?
Nous sommes un peu plus de 100 sage-femmes sur tout le territoire, entre le libéral, le privé, la clinique et le public. Quelques cabinets en libéral ont fermé assez rapidement après les émeutes. On remarque qu'il n'y a pas autant de reprises que de fermetures. Donc on a une diminution de l'offre de soins en libéral. À la clinique, alors qu'il ne manquait pas de personnel, ça commence à être un petit peu tendu. Quelques libérales soutiennent l'équipe en faisant des gardes supplémentaires. Au Médipôle, deux personnes partent. A Koné, dans les dispensaires en province Nord et dans les îles, des postes ne sont pas pourvus. Pour les sage-femmes qui restent en place, les conditions de travail sont d'autant plus difficiles. Ce qui n'encourage pas non plus à rester.
Afin de remédier à cette situation, et au vu du contexte actuel, ce que nous demandons et qui ne coûte rien, ce serait de voir appliquer tous les textes réglementaires que l'on attend depuis parfois plus de 5 ans, notamment pour tout ce qui est IVG, traitement des infections sexuellement transmissibles, etc. Par exemple, légalement, on a le droit de faire les IVG médicamenteuses en tant que sage-femme ou même en libérale, sauf que les textes qui permettent la prise en charge de ces médicaments ne sont toujours pas sortis. On comprend que, quand il y a du budget à mobiliser, cela puisse prendre du temps, mais là, cela fait faire des économies. On ne comprend pas pourquoi cela n'avance pas.
Quel est le rôle d'une sage-femme ?
Notre métier est assez bien connu dans le cadre d'une grossesse. Les patientes identifient relativement bien que quand elles sont enceintes, elles peuvent venir faire de la préparation à l'accouchement et être accompagnées en salle d'accouchement par une sage-femme. Mais c'est vrai que, souvent, on remarque que les patientes ne savent pas que le suivi de la grossesse peut être fait chez une sage-femme. La rééducation du périnée, le suivi du bébé, le suivi de la femme tout au long de sa vie sexuelle, des premières règles jusqu'à la ménopause. Frottis, dépistage du cancer du sein, tout ce qui est mycose… Lorsque l'on trouve quelque chose de pathologique, on oriente vers le médecin. Les sage-femmes et les médecins sont complémentaires.
Valérie Lescroart, présidente du Syndicat des sage-femmes de Nouvelle-Calédonie. Photo Aurélia DumtéNote
Retrouvez le numéro 5 du magazine L Calédonie, paru en mai 2025, dans de nombreux points de vente, et sur la page Facebook L Calédonie magazine.
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