- Anne-Claire Pophillat | Crée le 27.04.2025 à 14h00 | Mis à jour le 27.04.2025 à 14h00ImprimerAvec Barrage, qui revient sur les émeutes de 2024, Jenny Briffa retrouve ses comédiens fétiches, Stéphane Piochaud et Laurence Bolé. Photo J.B.Profondément marquée par les émeutes de mai dernier, Jenny Briffa a éprouvé le besoin d’écrire sur ce qu’il s’était passé. Pour expliquer, notamment aux Français de l’Hexagone, mais aussi pour offrir l’opportunité à des Calédoniens de "se saisir de ce drame pour exprimer leur colère, leurs désillusions, leurs espoirs…" Barrage était née. La pièce met en scène un Caldoche loyaliste et une Kanak indépendantiste réunis une nuit pour protéger l’établissement scolaire de leurs enfants, avec la question de savoir s’ils parviendront à collaborer. L’autrice retrouve ses comédiens fétiches, Stéphane Piochaud et Laurence Bolé. Des dates sont prévues dans l’Hexagone, notamment à Paris, avant la Nouvelle-Calédonie l’année prochaine. Interview.
Comment as-tu vécu la crise insurrectionnelle de mai 2024 ?
J’étais en métropole le 13 mai. J’ai vécu la situation à distance, en regardant comme beaucoup les réseaux, en appelant la famille. Être loin était très particulier : c’était terriblement anxiogène par rapport à tous mes proches et au pays en général, et en même temps, je culpabilisais un peu d’échapper aux émeutes tout en ayant le sentiment d’être privilégiée.
Comment est né le projet de pièce, vous avez ressenti le besoin d’écrire sur le sujet ?
Oui, c’était vraiment un besoin. Je n’en pouvais plus de répondre aux questions des gens en France, qui avaient une compréhension très parcellaire de la situation. Ils avaient peu l’occasion d’entendre des Calédoniens sur le sujet. Dans les médias nationaux, la plupart des "spécialistes" de la Nouvelle-Calédonie sont des Métropolitains. Sans remettre en cause leur pertinence, ils ne parlent pas du pays avec le même regard ou la même expérience que nous. Ils parlent davantage d’avenir institutionnel, de droit de vote, d’inégalités économiques, etc. Alors que nous, dans les pièces, on aborde tout cela, mais en y ajoutant notre amour du pays, nos ressentis. Ce que permettent l’art et le théâtre, c’est d’allier la réflexion à l’émotion. Après, une pièce est une proposition artistique, donc certains ne s’y retrouveront pas. Mais, il est salutaire que les Calédoniens se saisissent de ce drame pour exprimer leur colère, leur désespoir, leurs désillusions ou leurs espoirs.
Que raconte Barrage ?
Barrage raconte une nuit auprès de parents d’élèves et de professeurs qui tentent de protéger le collège de leurs enfants menacé par de jeunes émeutiers. Le fil rouge est le barrage où se trouvent deux professeurs, Kevin, Caldoche loyaliste, et Marguerite, Kanak indépendantiste. On se demande s’ils parviendront à collaborer pour sauver le collège. Et puis à travers eux, on est aussi en lien avec les membres de leur famille qui sont dans d’autres quartiers et dans d’autres situations. Il y a ainsi un sentiment d’urgence, d’étouffement qui se crée.
"La volonté commune de préserver l’avenir des enfants, au travers du symbole de l’école, me semblait être la bonne idée. Elle permettait aussi de montrer des Calédoniens qui ont, certes, des opinions politiques différentes, mais qui arrivent à discuter et à se dire des vérités."
Pourquoi ce choix de mettre en scène un groupe de parents d’élèves et de professeurs ?
J’ai entendu parler d’un professeur indépendantiste qui, à Païta, s’était verbalement violemment opposé aux jeunes émeutiers pour protéger un lycée. La volonté commune de préserver l’avenir des enfants, au travers du symbole de l’école, me semblait être la bonne idée. Elle permettait aussi de montrer des Calédoniens qui, certes, ont des opinions politiques différentes, mais qui arrivent à discuter et à se dire des vérités. Pendant cette nuit-là, Kevin et Marguerite vont parfois rire ensemble, mais aussi débattre, avoir peur pour eux ou leur famille, etc.
Sur qui s’est porté le choix des comédiens, et comment travaillez-vous ?
J’ai tout de suite pensé à Stéphane Piochaud et Laurence Bolé, qui avaient interprété un autre couple qui s’appelait aussi Kevin et Marguerite dans Fin Bien Ensemble ! Le travail avec Stéphane et Laurence est toujours très fluide, et notre collaboration avec Frédéric Andrau, le metteur en scène, est ancienne, puisqu’il a aussi mis en scène Stéphane dans Fin mal géré ! Aujourd’hui, le texte est finalisé. Nous travaillons entre la France et Nouméa en visio, mais aussi en présentiel. Nous ferons une résidence au Rex, qui est notre partenaire et coproducteur. Le Théâtre de l’Île nous fait aussi l’amitié de nous accueillir pour deux journées. L’organisation de la création a également été rendue plus complexe par la situation post-émeutes. Certains lieux n’ont plus de financement ou ont été brûlés, si bien que ceux restants sont pris d’assaut. On remercie vraiment le Rex qui déploie une énergie folle pour soutenir la création.
La compagnie a réalisé de nombreux efforts pour que la pièce puisse voir le jour. "On a commencé sans se payer, et nous avons vraiment serré les budgets, en travaillant en deçà des minimums légaux en France. En cela, c’est vraiment une pièce militante." Photo J.B.Quand et où sont prévues les premières représentations ?
Nous voulions commencer à jouer face au public hexagonal qui, pour nous, a une vision souvent manichéenne et parcellaire de la situation. Et nous avons pensé qu’il était plus judicieux de laisser le temps aux Calédoniens de digérer cette “sale période”. Jouer dès maintenant au pays aurait sans doute été un peu prématuré. En revanche, le timing est le bon pour l’Hexagone. Les gens ont encore en tête qu’il “s’est passé quelque chose” sans réaliser totalement la violence de la situation. La pièce va permettre de rappeler ce que les Calédoniens ont vécu collectivement, notamment grâce à un gros travail réalisé par David Leroy sur les archives sonores.
Nous tournerons en Nouvelle-Calédonie en 2026. Le spectacle sera très souple pour pouvoir jouer dans des théâtres ou en extérieur. Encore faut-il que nous soyons programmés et que les lieux de diffusion existent encore. On aimerait aussi beaucoup jouer dans les établissements scolaires. Concernant l’Hexagone, nous jouerons un mois à la Manufacture des Abbesses, un théâtre connu pour sa programmation sur des thématiques sociales et politiques. Nous serons également au Festival d’Avignon et au Quai Branly pour des lectures performatives.
"Il faut que nos élus soient à la hauteur et qu’ils parviennent à s’extirper du jeu militant le temps de ces négociations. La majorité des Calédoniens veulent juste un avenir dans la paix."
Pensez-vous que les Calédoniens soient prêts à voir cette période se jouer sur scène ?
Je pense que la pièce peut trouver son public, car il y a aussi un besoin de se dire des vérités, un an après les émeutes, et de “se voir”. En 2026, deux ans auront passé, et j’espère qu’un accord politique sera enfin intervenu pour que l’on puisse tous cesser de vivre en apnée. La pièce dure 1h15 et elle est très rythmée, on ne s’ennuie jamais.
Cette pièce pourrait-elle avoir un effet cathartique ?
Oui, nous l’avons vu pendant les lectures. On a tous craqué et pleuré à un moment (rires). Stéphane d’abord, puis Laurence, puis moi. C’est beaucoup de douleur pour nous tous. De revivre ça, de se dire, mais “comment on en est arrivé là ?”, de mettre des mots sur ce qu’on ressent. Et en même temps, ça nous a fait un bien fou de partager ça, de pleurer ensemble avec toutes nos différences. On a aussi eu des moments de franches rigolades.
Les discussions ont repris entre les différents partenaires et Manuel Valls est attendu ce mardi dans l’optique de parvenir à un accord. Quel regard portez-vous sur la situation politique et êtes-vous optimiste ?
Manuel Valls est l’homme de la situation, il est à l’écoute et en même temps il cadre les choses. Maintenant, il faut que nos élus soient à la hauteur et qu’ils parviennent à s’extirper du jeu militant le temps de ces négociations. La majorité des Calédoniens ne sont pas des militants pur et dur d’un parti ou de l’autre. Nous voulons juste un avenir dans la paix. Manuel Valls l’a bien compris. Nous sommes tous lassés du pourrissement de la situation. Chaque jour sans accord nous plonge davantage dans une paupérisation générale du pays. C’est catastrophique. On ne peut plus attendre. Je pense aussi que la démocratie est fragilisée par les réseaux sociaux. Je ne sais pas si on serait parvenu aux accords de Matignon si Facebook et X avaient existé à cette époque.
Un financement difficile
Certaines répétitions avec les deux acteurs calédoniens, Stéphane Piochaud et Laurence Bolé, ont été réalisées via visioconférence.Le principal problème auquel est confrontée Jenny Briffa concerne le financement de la pièce, "un véritable combat". Aujourd’hui, 55 % du budget est assuré, ce qui permet de payer les frais pour jouer à Paris et une partie de la création. Une somme obtenue grâce aux ressources propres de la compagnie, les dons de quelques mécènes, mais surtout par le soutien de la Mission des affaires culturelles (MAC), du FEAC (le Fonds d'aide aux échanges artistiques et culturels de l’État). Une aide du ministère des Outre-mer est également attendue. "Clairement, sans l’État, Barrage ne pourrait pas exister", insiste l’autrice.
Une pièce "militante"
Du côté de la compagnie, de nombreux efforts ont été réalisés. "On a commencé sans se payer, et nous avons vraiment serré les budgets, en travaillant en deçà des minimums légaux en France. En cela, c’est vraiment une pièce militante." L’appui des institutions locales est également espéré, même si "on sait que ce sera difficile compte tenu des circonstances. On comprend la nécessité de faire des économies, mais la culture ne doit pas être totalement effacée des budgets des politiques, car son impact est fondamental pour le lien social".
Une campagne de mécénat a également été lancée même si, là aussi, trouver des mécènes n’est pas facile au vu du contexte. Il faut savoir que 75 % des dons des particuliers sont déductibles des impôts, et 60 % pour les entreprises. "C’est une manière de soutenir le secteur de la culture très affecté lui aussi par les émeutes."
Son regard sur le 13 mai
Jenny Briffa est journaliste, formatrice, autrice et scénariste.Un terreau social préexistant était propice à l’explosion de violence et à l’embrasement de la jeunesse en déshérence, estime l’ancienne journaliste, citant de "profondes inégalités économiques", "un nombre effarant de jeunes en majorité Kanak en situation d’échec scolaire, avec une remise en question de toutes formes d’autorité coutumière, parentale, religieuse, scolaire", "un exode rural très important ces trente dernières années avec des habitants de Brousse et des Îles qui sont venus dans de mauvaises conditions vivre à Nouméa", ou encore "une société malade et violente, avec la question des addictions, des violences conjugales, de la souffrance psychique". Ces maux sont souvent "les stigmates d’une société coloniale", poursuit Jenny Briffa, et il est "bien difficile de les effacer malgré tous les efforts déployés depuis les accords de Matignon". Mais, la mèche qui a allumé le feu sur ce terreau est "politique", avec ce "dialogue de sourds" entre Nouméa et Paris autour du corps électoral et, bien sûr, "la responsabilité immédiate de ceux qui ont organisé le 13 mai", ajoute l’autrice, qui attend les conclusions de la justice sur ce dossier.
Radicalisation
Outre ce terreau social, la Calédonienne pointe du doigt une radicalisation des positions politiques ces dernières années, ainsi que l’incapacité des élus à "conceptualiser une sortie de l’accord de Nouméa qui nous rassemble". De quoi "aller dans le mur", puisque les équilibres pour ou contre l’indépendance demeuraient autour de "50/50 sur la période". Or, questionne Jenny Briffa, "comment imposer à la moitié de la population une issue institutionnelle dont elle ne veut pas ?". La majorité ne peut être "l’unique curseur" dans un pays "aussi clivé". Il faut travailler à un consensus et "trouver une issue ensemble qui convienne à tous", insiste-t-elle. "Nous sommes dans l’erreur quand nous pensons que la majorité peut l’emporter durablement et sans heurt, quelle qu’elle soit." Le challenge est vraiment difficile pour les élus et l’État, mais ils doivent impérativement aboutir à un accord.
Et aussi
Mécénat
Pour ceux qui souhaitent soutenir financièrement la pièce Barrage, il faut contacter Solène Desurmont à l’adresse mail suivante : production.exil@gmail.com. Une déduction fiscale de 75 % est appliquée aux particuliers. Un don de 20 000 francs coûte 5 000 francs après réduction d’impôts.
Les résidents fiscaux métropolitains peuvent, eux, directement se rendre sur le site proarti.fr, une plateforme de mécénat participatif dédiée à la création artistique et à la découverte culturelle (66 % de déduction fiscale pour les particuliers + une place pour Barrage à Paris).
Diffusion
En 2025, Barrage voyagera en France hexagonale et sera le 16 juillet en lecture au Festival d’Avignon au Toma, le Théâtre des Outre-mer en Avignon ; le 2 octobre en lecture au musée du Quai Branly, et du 9 octobre au 2 novembre à la Manufacture des Abbesses pour 16 représentations. En 2026, la diffusion de la pièce de Jenny Briffa en Nouvelle-Calédonie est en cours d’organisation. La compagnie souhaite organiser 10 dates dans le Grand Nouméa, notamment au Rex.
Note
Cet article a été diffusé une première fois sur notre site internet le dimanche 7 avril avant d’être retiré, car la compagnie n’avait pas encore eu la confirmation définitive de la réalisation de la pièce. C’est désormais chose faite.
MERCI DE VOUS IDENTIFIER
Vous devez avoir un compte en ligne sur le site des Nouvelles Calédoniennes pour pouvoir acheter du contenu. Veuillez vous connecter.X
J'AI DÉJA UN COMPTEJE N'AI PAS DE COMPTE- Vous n'avez pas encore de compte ?
- Créer un nouveau compte
Vous avez besoin d'aide ? Vous souhaitez vous abonner, mais vous n'avez pas de carte bancaire ?
Prenez contact directement avec le service abonnement au (+687) 27 09 65 ou en envoyant un e-mail au service abonnement. -
-
DANS LA MÊME RUBRIQUE
-
VOS RÉACTIONS
- Les transports aériensà consulter ici