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    Nouvelle Calédonie
  • LNC | Crée le 11.05.2025 à 05h00 | Mis à jour le 11.05.2025 à 05h00
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    Léon Lucas, sur ses vieux jours. L'ancien bagnard devenu clerc de notaire puis propriétaire foncier avait été élu maire de Dumbéa en 1914.
    Qui aurait pu croire que Léon Lucas, jeune homme de bonne famille, notable respecté sur le Caillou, fût un condamné arrivé sur le Var en 1875 ? Dix ans de bagne pour un faux en écriture. Son instruction et sa conduite exemplaire lui ont permis d'être rapidement réhabilité, de retrouver son rang et de devenir le père de treize enfants. Le puzzle de ce passé insoupçonnable a été assemblé, pièce après pièce, par sa petite-fille, Évelyne Henriot, opiniâtre et passionnée... Retour sur la vie de Léon Lucas dans ce 51e épisode de notre sage consacrée aux familles issues du bagne. Cet article est une archive parue dans Les Nouvelles calédoniennes le samedi 5 décembre 2015.

    "Pendant trente ans, j'ai cherché comment nous étions arrivés là. Personne ne s'était jamais posé la question, certains pensaient qu'il était un ancien militaire. Je suis alors allée aux archives avec une amie. Nous n'avons pas découvert grand-chose, hormis le bulletin officiel de l'administration pénitentiaire. Parmi les noms du dossier de restitution des droits civiques aux transportés, figurait un certain Léon Lucas... C'est là que tout a commencé, nous étions en 1995. À l'époque, la généalogie n'était pas à la mode, il fallait se battre pour obtenir des réponses, attendre parfois trois ans ! Ce sont les archives d'Aix-en-Provence qui mont révélé la condamnation de mon grand-père.


    La photo de famille autour de Léon (à gauche) et de sa seconde épouse remonterait à 1921.

    J'avais enfin retrouvé le maillon manquant, mais quelle surprise ! Lui l'homme si strict, le notable, un bagnard ? Nous étions tous très fiers de lui, et nous le sommes encore, cela n'a rien changé. Je regrette de ne pas l'avoir connu, mais grâce à lui, j'ai une histoire, grâce à lui, j'ai vécu dans un endroit paradisiaque ! "

     

    Depuis cette date, Évelyne n'a eu de cesse de se plonger dans la pelote de laine qu'est la vie de ses ancêtres et d'en tirer tous les fils... Les résultats de ses années de recherches remplissent un bon nombre de CD gravés et de disques durs. Les quelques originaux retrouvés, véritables trésors, sont consignés avec les centaines de photocopies dans un classeur rouge, épais comme quatre annuaires...

    L'audacieux comptable

    " Léon Lucas était donc chef de la trésorerie générale d'Ille-et-Vilaine. Il a été condamné le 14 novembre 1874 à dix ans de travaux forcés pour avoir, selon l'acte d'accusation "fait disparaître les traces de décès d'un capitaine retraité, décédé depuis quatre ans, afin de toucher neuf trimestres de la pension éteinte de celui qu'il voulait faire revivre". C'est très drôle car il est aussi écrit qu'il était "doté d'une rare audace et d'une grande habileté" !

    C'est très drôle car il est aussi écrit qu'il était "doté d'une rare audace et d'une grande habileté" !

    C'est un employé qui a levé le lièvre pour une histoire de signature non conforme. Léon avait son jeune frère pour complice, c'est lui qui allait retirer l'argent, mais je n'ai pas encore réussi à retrouver la trace de celui-là. " L'exil de Léon n'est pas si terrible. Un notaire de Nouméa, Maître Gairaud de Lévizac, embauchait quelques condamnés instruits. J'ai rencontré une de ses descendantes.


    Evelyne Henriot, petite fille de Léon Lucas, est patiemment reconstitué l’histoire de la famille.

    Elle m'a appris que mon grand-père avait travaillé chez le sien, mais elle ignorait qu'il était alors condamné.

    Léon Lucas était clerc. Une partie de sa solde était gardée par son patron. Elle lui a été rendue à la sortie, ainsi il a eu un petit pécule et a pu se lancer dans les affaires.


    Jeanne et ses frères et sœurs.

    Des affaires florissantes

    " Dès 1886, il commence à acquérir des terrains à Dumbéa et à la Vallée-du-Tir. Il achète, revend, rachète...

    En 1891, il demande un permis de recherche pour de la houille et divers à la Couvelée à Dumbéa, puis il signe une convention avec un brasseur pour la création d'une industrie de fabrication de bière.


    Enfants du premier lit : Marié, Yvonne, Camille, Jeanne et Aline.

    En 1893, il épouse Philomène Coste, petite-fille du colon Pierre Coste qui a découvert le minerai de nickel en Nouvelle-Calédonie vingt ans plus tôt. Ils ont six enfants.


    Berthe Villedieu, Camille et Yvonne

    En secondes noces il épouse une petite cousine de sa femme décédée, Berthe Villedieu, fille d'un marin breton, Julien Villedieu, devenu colon. De cette union naissent sept enfants, dont mon père en 1908, Hubert Charles dit Charly.


    Charly Lucas, fils de Léon et père d’Evelyne.

    Tous reçoivent une bonne éducation: ils apprennent le piano, le violon ou la peinture. Leur père, très sévère, les emmène à la messe tous les matins.

    Léon Lucas est aussi élu maire de Dumbéa en 1914.

    Il décède le 28 juin 1925 chez lui à la Vallée-du-Tir, alors qu'il briguait un second mandat. "

    Voyage de Léon Lucas à bord du Var, d'après Les galères de la République par Louis Redon


    Plus de 800 passagers étaient à bord du Var au départ de Saint-Martin-de-Ré.

    Le 28 février 1875

    Cette journée est la dernière de celles que nous devons passer en France. On nous distribue nos sacs, ils contiennent les objets suivants: une jaquette grise, un pantalon noir, deux pantalons de treillis, deux blouses de treillis, une paire de bas de laine, une ceinture de flanelle, une cravate de laine noire, deux paires de souliers, trois chemises, trois mouchoirs, un képi, une trousse, une brosse.

    Pleine mer, à hauteur des côtes du Portugal, 11 mars

    Nous marchons vers le Sud, avec tendance au Sud-Est. Nous sommes très nombreux sur l'infect bâtiment qui nous porte, en voici la récapitulation approximative : équipage 250, artillerie et infanterie de marine 180, déportés 25, forçats 219, gendarmes coloniaux 8, gardes-chiourmes 21, femmes 80, enfants 49, soit 832 au moins.

    Pleine mer, à hauteur du détroit de Gibraltar, 13 mars

    Vinchon est mort. À quatre heures du soir, on a procédé à son inhumation; cela n'a pas duré longtemps [...] Quatre condamnés désignés pour assister à l'inhumation viennent prendre à l'hôpital le cadavre cousu dans un sac [...] On le place sur une planche, un sac de ferraille est attaché à ses pieds ; l'aumônier prononce les prières, un assistant agite l'encensoir, puis le corps est lancé en pleine mer. C'est tout.

    Pleine mer, à hauteur des côtes du Maroc, 16 mars

    L'aménagement du Var est déplorable. Cest un navire très vieux. Toute l'année, on entend cette vieille carcasse gémir de la manière la plus lugubre. Ce bruit se mêlant aux plaintes des malades, au murmure profond de la mer qui se brise contre nos sabords et au chant des matelots sur le pont, forme un concert d'une immense tristesse.

    Sainte-Catherine, 30 avril

    On nous sonne le branle-bas une demi-heure plus tôt (à 5 h 20). Aujourd'hui, ce fut le festin. Les provisions ont abondé et on a pu organiser un repas comme suit : huîtres, crevettes roses, dinde, oie, bouillon de bœuf, jambon, fromages brésilien et de Hollande, bananes et oranges. Le vin seul manquait un peu. Qu'ils sont rares les bons instants qu'il nous est donné de passer à bord de cet affreux navire !

    Pleine mer, 6 mai

    Tout le monde va bien ce matin, nous marchons vite. Le temps est frais. Ce matin, on nous a donné du vin qui était de l'excellent vinaigre.

    Pleine mer, 20 mai

    Nous montons laver sur le pont. Il gèle, le vent siffle, glacial, et malgré cela, on exige que tout le monde, malades et bien portants, monte pieds nus et reste en cet état une heure et demie à piétiner dans l'eau.

    Pleine mer, 7 juin

    Hier, il y a eu représentation théâtrale à bord. Les forçats ont représenté un chef-d'œuvre de leur cru. Les officiers ont honoré les artistes de leur présence. Après la petite fête, les comédiens ordinaires du marquis de Ballaincourt ont été gratifiés d'une heure de promenade sur le pont au soleil. Quant aux déportés, il continue de leur être interdit de chanter.

    Pleine mer, 23 juillet

    On allume la machine à minuit. À la pointe du jour, on aperçoit au loin le sommet du pic de l'ile des Pins. À 10 heures, on nous fait rendre nos plats, cuillers et quarts. À 1 heure, le pilote arrive à bord, nous montons sur le pont et nous voyons une longue ligne de montagnes à bâbord. Cette côte Est toute hérissée de récifs de corail contre lesquels la mer vient se briser. À 2 heures et quart, nous passons à 200 mètres du phare mi-rouge et blanc, au centre d'un ilot planté de cocotiers. À 3 heures et quart, nous rentrons dans le port. [...) À 4 heures, le commandant du Jura vient à bord, il est suivi par la barque de la santé et par un canot monté par des officiers d'infanterie de marine. La barque de la santé est montée par des Kanak, ils ont le type éthiopien, mais en plus beau.

    En rade de Nouméa, 24 juillet 1875, 146° jour de navigation

    Chaleur accablante. À 7 heures, débarquement des forçats.

    Les tabous ont la vie dure

    "En 1998, je suis allée en Bretagne rencontrer la famille de mon grand-père restée en Métropole et que je ne connaissais pas. Il y avait une fête au village. Mes cousins étaient fiers de présenter "la cousine calédonienne". Une vieille dame s'est approchée de moi et ma demandé comment il se faisait que Léon Lucas ait émigré là-bas. Je lui ai répondu : "envoyé au bagne". Elle a changé de trottoir dans la seconde ! Et nous, tellement surpris de cette réaction, nous avons bien ri ! Je reçois souvent des courriers de France dans lesquels on me demande de rechercher un ancêtre décédé en Nouvelle-Calédonie et pourquoi il est décédé ici. Naturellement, je cherche en premier lieu parmi les condamnés, et certaines personnes me disent avoir arrêté leurs recherches en apprenant qu'il s'agissait d'un condamné. "

    Note

    Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l'Association témoignage d'un passé.

    Cet article est paru dans le journal du samedi 5 décembre 2015.

    Quelques exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.

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